La méthode des séries

Voici un extrait de l'article «Quadrature» de l'Encyclopédie, écrit par d'Alembert en 1751.
Quoique la quadrature des figures, sur-tout celle du cercle, ait été l'objet de l'application des plus fameux mathématiciens de l'antiquité, on peut dire qu'on n'a rien fait de considérable sur cette matière, que vers le milieu du dernier siecle ; savoir en 1657, que MM. Neil & Brounker, & après eux M. Christophe Wren, ont trouvé les moyens de démontrer géométriquement l'égalité de quelques espaces curvilignes courbes, avec des espaces rectilignes.

Quelques temps après, plusieurs géomêtres, tant anglois que des autres nations, firent les mêmes tentatives sur d'autres courbes, & réduisirent le problême au calcul analytique. Mercator en publia pour la premiere fois l'essai en 1688, dans une démonstration de la quadrature de l'hyperbole de milord Brounker, dans laquelle il se servit de la méthode de Wallis pour réduire une fraction en une suite infinie par le moyen de la division.

Il paroît cependant, pour le dire en passant, que M. Newton avoit déja découvert le moyen de trouver la quadrature des courbes par sa méthode des fluxions, avant l'année 1668.
«Pour le dire en passant», Newton en inventant le calcul différentiel, était passé à pas de géant de la quadrature aux intégrales, et des intégrales aux équations différentielles. Une fois celles-ci établies, il fallait bien en chercher des solutions. Songez qu'à l'époque, on ne connaissait guère d'autres fonctions que les polynômes. Le calculateur pragmatique qu'était Newton, allait donc chercher les solutions de ses équations par un algorithme itératif, en calculant des termes successifs sous forme de puissances croissantes de la variable, quitte à laisser dans le flou la question de la convergence du dit algorithme.

Voici pour vous donner une idée de la méthode, le premier exemple que traite Newton. Nous le reproduisons dans sa version actualisée par D. Tournès2. Considérons l'équation différentielle

$\displaystyle y'=1-3x+x^2+(1+x)y\;.
$

Prenons $ y_0=0$ comme première approximation de la solution. En substituant dans le second membre $ y$ par 0, on obtient $ y'=1-3x+x^2$, soit à l'ordre 0 $ y'=1$, d'où l'approximation à l'ordre $ 1$ $ y_1=x$. Substituons $ y$ par $ y_1=x$ dans le second membre : $ y'=1-2x+2x^2$. À l'ordre $ 1$, $ y'=1-2x$, donc $ y_2=x-x^2$. Nouvelle substitution, $ y'=1-2x+x^2+x^3$, soit $ y'=1-2x+x^2$ à l'ordre $ 2$, et donc $ y_3=x-x^2+\frac{1}{3}x^3$. Et ainsi de suite. Newton est persuadé d'avoir trouvé la méthode ultime. Dans la traduction de Buffon, l'alinéa XLI de la «Méthode des fluxions et des suites infinies, par M. le Chevalier Newton» vaut son pesant d'auto-satisfaction.
Ainsi j'ai donc achevé ce Problême épineux & le plus difficile de tous les Problêmes ; mais outre cette Méthode générale dans laquelle j'ai compris toutes les Difficultés, il y en a d'autres particulières plus courtes & qui facilitent quelquefois l'Opération ; le Lecteur ne sera pas fâché d'en voir ici quelques essais.

L'autre inventeur du calcul différentiel, Leibniz, n'était pas en reste : lui aussi avait vu la possibilité d'utiliser les séries pour résoudre des équations différentielles, mais ce n'était pas sa seule approche. Son point de vue était légèrement différent de celui de Newton qui ne se préoccupait que de calcul numérique. Voici ce qu'il écrivait en 1693.

Alors qu'autrefois les moyens employés pour trouver des Séries infinies ont été, suivant l'exemple de leur inventeur Nicolas Mercator du Holstein, les divisions et, selon l'exemple du Grand Géomètre Isaac Newton, les extractions, il m'a semblé qu'on pouvait les obtenir plus aisément et de manière plus universelle en supposant connue la série recherchée, de telle sorte que les coefficients des termes qu'elle comporte soient déterminés progressivement. Une propriété de la courbe étant donnée, que ce soit par une formule du calcul ordinaire, de calcul intégral, différentiel ou différentio-différentiel même très complexe, on peut toujours aboutir à une série exprimant ce qu'on cherche, exactement, si on considère la série tout entière, par une approximation aussi précise qu'on veut, si on en prend une partie.
Il est difficile de dater exactement les découvertes, et la longue polémique sur l'antériorité, qui a opposé les mathématiciens britanniques à ceux du continent pendant tout le XVIIIesiècle n'a pas été tranchée.

Dès les premières années, le «Grand Géomètre Isaac Newton» semble s'être méfié de son concurrent. Dans la Lettre à Oldenburg du 3 novembre 1676, Newton prend date en envoyant à destination de Leibniz le message chiffré suivant.

5accdæ10effh11i4l3m9n6oqqr8s11t9v3x : 11ab3cdd10eæg10ill4m7n6o3p3q6r5s11t8vx

3acæ4egh5i4l4m5n8oq4r3s6t4v, aaddæeeeeeiijmmnnooprrrsssssttuu.
En 1712, la signification du message chiffré fut dévoilée.
Une méthode consiste à extraire une quantité fluente d'une équation qui contient en même temps sa fluxion ; une autre à supposer une série pour l'une quelconque des quantités inconnues, de laquelle les autres peuvent être convenablement déduites, et à rassembler les termes homologues de l'équation résultante, de façon à déterminer les termes de la série supposée.
Cette anecdote laissait Henri Poincaré dubitatif en 1908.
On raconte que Newton communiqua à Leibniz un anagramme à peu près comme ceci : aaaaabbbeeeeii, etc. Leibniz, naturellement, n'y comprit rien du tout ; mais nous qui avons la clef, nous savons que cet anagramme veut dire, en le traduisant dans le langage moderne : «Je sais intégrer toutes les équations différentielles», et nous sommes amenés à nous dire que Newton avait bien de la chance ou qu'il se faisait de singulières illusions.

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