Racines lambdaïques ou latentes ?

Le mémoire fondateur de Cayley n'a certainement pas eu le succès qu'il méritait en 1858. La notion de matrice est restée longtemps ignorée des autres mathématiciens, y compris de Sylvester. Ce n'est que vers les années 1880, que celui-ci, alors âgé de près de 70 ans et revenant sur les écrits de son ami, comprend la puissance de l'algèbre linéaire et s'enthousiasme.
Qu'il me soit permis, avant de conclure, d'ajouter encore une petite réflexion sur l'importance de la question traitée ici. Elle constitue, pour ainsi dire, un canal qui, comme celui de Panama, sert à unir deux grands océans, celui de la théorie des invariants et celui des quantités complexes ou multiples : dans l'une de ces théories, en effet, on considère l'action des substitutions sur elles-mêmes, et dans l'autre, leur action sur les formes ; de plus, on voit que la théorie analytique des quaternions, étant un cas particulier de celle des matrices, cesse d'exister comme une science indépendante ; ainsi, de trois branches d'analyse autrefois regardées comme étant indépendantes, en voilà une abolie ou résorbée, et les deux autres réunies en une seule de substitution algébrique.
Pour autant il hésitera avant de fixer la notion de valeur propre. Voici ce qu'il écrit en 1882.
Soit un déterminant quelconque donné, et ajoutons le terme $ -\lambda$ à chaque terme diagonal ; on obtient ainsi une fonction de $ \lambda$ : je nomme les racines de cette fonction racines lambdaïques du déterminant donné [...]. $ i$ étant une quantité commensurable quelconque, les $ i$es puissances des racines lambdaïques d'un déterminant de substitution sont identiques avec les racines lambdaïques de $ i$e puissance du déterminant.
Et en 1883 :
It will be convenient to introduce here a notion (which plays a conspicuous part in my new theory of multiple algebra), namely that of the latent roots of a matrix - latent in a somewhat similar sense a vapour may be said latent in water or smoke in a tobacco leaf. If from each term in the diagonal of a given matrix, $ \lambda$ be substracted, the determinant to the matrix so modified will be a rational integer function of $ \lambda$; the roots of that function are the latent roots of the matrix, and there results the important theorem that the latent roots of any function of a matrix are respectively the same functions of the latent roots of the matrix itself: for example, the latent roots of the square of a matrix are the square of its latent roots.
Imaginatif et très porté sur la métaphore, Sylvester avait déjà baptisé les matrices, susceptibles d'engendrer différents systèmes de déterminants «as from the womb of a common parent». Pourtant ni les racines latentes ni les racines lambdaïques n'ont survécu. L'idée de quantité «caractéristique» ou «propre» s'est imposée à la suite de Cauchy, y compris dans «eigenvalue» et «eigenvector» où le préfixe « eigen» est la traduction allemande de « propre». Encore qu'il n'y ait pas loin de la «fumée latente dans une feuille de tabac» au «spectre» introduit par Hilbert dans les dernières années du XIXe.

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