Les géodésiens

Si dans un triangle on connaît les longueurs de deux côtés et la valeur de l'angle entre ces deux côtés, alors on peut calculer l'autre côté et les deux autres angles, grâce au théorème d'Al-Kashi. De même si on connaît la longueur d'un côté et la valeur des deux angles à ses extrémités, alors on peut calculer les longueurs des deux autres côtés et l'angle restant. Connus au moins depuis Euclide, ces résultats ont été longtemps utilisés pour les calculs de longueur, tant en astronomie que pour les relevés terrestres. Il sont la base de la triangulation, seule méthode possible pour mesurer de grandes distances, avant le laser et les satellites. Ses réflexions sur la gravitation universelle avaient conduit Newton à affirmer que la Terre est un ellipsoïde aplati aux pôles (Principia Naturalis, 1687). Depuis, l'Europe savante, et en particulier l'Académie Royale des Sciences se passionnait pour la vérification de cette affirmation. Les Cassini, père puis fils, avaient recueilli une masse impressionnante de données en triangulant le territoire français. Leurs conclusions semblaient infirmer celles de Newton. La polémique s'étend sur des centaines de pages dans les comptes-rendus de l'Académie pour les années 1720. Arguant de considérations géopolitiques autant que scientifiques, le secrétaire de l'Académie Maurepas, réussit à persuader le roi Louis XV de financer deux expéditions. L'une ira en Laponie mesurer un degré de méridien au voisinage du pôle, l'autre devra mesurer un degré de méridien à l'équateur. Si la Terre est bien aplatie, un degré de méridien au pôle doit être plus court qu'en France, et à l'équateur il doit être plus long.

Le 16 mai 1735, l'expédition de l'équateur, composée de dix scientifiques et ingénieurs s'embarque à La Rochelle, en direction du Pérou, une colonie espagnole qui recouvrait la plus grande partie de la Bolivie, de l'Equateur et du Pérou actuels. Il est impossible de décrire ici l'extraordinaire aventure scientifique et humaine que fut cette expédition3. Il y eut dans la dizaine d'années que dura cette épopée, deux meurtres, une dizaine de procès, d'innombrables maladies, un mort de fièvre jaune, un dans un accident d'échafaudage, un disparu dans la jungle, un mariage, des affaires de c\oeur, du trafic d'or et d'objets de luxe, une affaire d'espionnage.

Scientifiquement, rien ne semblait pourtant présenter de difficulté insurmontable. Pour mesurer un degré de méridien, il faut essentiellement trois étapes. La première consiste à mesurer, par arpentage direct sur le terrain, une base rectiligne. La seconde est la triangulation. On construit à partir de la base un maillage, composé de triangles dont on mesure tous les angles, et dont on calcule les longueurs des côtés. On en déduit, par projection orthogonale, la longueur d'un arc de méridien. Il reste ensuite à déterminer la différence des latitudes des deux extrémités de l'arc dont la longueur a été mesurée.

Suite aux difficultés du voyage, la mesure de la base ne put pas avoir lieu avant l'automne 1736. Une toise, spécialement amenée de Paris, sert d'étalon pour des perches en bois, que l'on met bout à bout pour mesurer, en deux équipes indépendantes, une étendue de terrain préalablement défriché, aplani et aménagé pour les mesures. Selon l'heure de la journée, il faut tenir compte des variations des longueurs des perches avec la température et l'humidité. Quand les deux équipes confrontent leurs résultats, la différence sur plus de 12 kilomètres est de l'ordre de la dizaine de centimètres !

Forts de ce succès, les savants se lancent dans une triangulation d'envergure : 43 triangles seront mesurés sur une longueur de 354 kilomètres. La région de Quito où se déroulent les mesures est montagneuse, et pour être bien visibles, les repères marquant les extrémités des triangles sont placés en altitude. Dès la première visée, les savants passent une nuit à 4600 mètres, sous une tempête de neige. Ce n'est que le début d'une épreuve de trois ans, passés pour l'essentiel sur des sentiers de montagne ou dans des campements de fortune, où ni les nombreuses maladies, ni les vols de matériel, ni la crainte des animaux sauvages ne les empêcheront de mesurer leurs triangles, toujours avec le souci de précision le plus extrême. Leur plan initial prévoyait trois équipes, mesurant chacune deux angles de chaque triangle, de manière à ce que tous les angles soient systématiquement mesurés deux fois. Même si les dissensions et les circonstances les empêcheront de s'en tenir à un programme aussi contraignant, c'est la satisfaction du travail bien fait qui domine fin 1739. Ils s'offrent même le luxe, nécessaire à leurs yeux, de mesurer une deuxième base à l'autre extrémité de leur triangulation, afin de vérifier leurs calculs en les reprenant à l'envers. Tous pensent que le plus facile reste à faire : déterminer la latitude des deux extrémités de l'arc. Il leur faudra encore des années de travail et de polémique pour parvenir à un résultat.

Non pas que l'enjeu scientifique soit bien grand : en 1737, une mauvaise nouvelle leur est parvenue. Fortement aidé par l'astuce et la puissance de calcul de Clairaut, Maupertuis, qui dirigeait l'expédition en Laponie, n'a mis que quelques mois à ramener le résultat qu'on attendait : la Terre est bien aplatie aux pôles. Maupertuis s'est déjà fait représenter en majesté pour la postérité, devant un globe terrestre exagérément aplati, la main négligemment posée sur un exemplaire des Principia Naturalis de Newton ! Longtemps après cette aventure, la triangulation de la terre devait occuper encore de nombreux mathématiciens. Enjeux scientifiques, mais aussi économiques et surtout militaires, les raisons pour établir des cartes précises, et donc mesurer des triangulations sur le terrain ne manquaient pas. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ces mesures furent souvent confiées à des militaires, qui devaient parfois se montrer aussi bons alpinistes que mathématiciens. Lors de la triangulation des Pyrénées en 1825, les officiers géodésiens Peytier et Hossard utilisèrent pour leurs calculs le sommet du Balaïtous (3144m). En 1865, C. Packes, pensant être le premier à réaliser l'ascension de ce pic, fut plutôt déçu d'y trouver le repère que Peytier et Hossard avaient édifié 40 ans plus tôt. Un sommet proche a été baptisé de leurs noms, et un autre s'appelle «pointe des géodésiens». Dans les Alpes, la pointe Helbronner, la pointe Dufour, la pointe Durand portent aussi des noms de géodésiens.


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