THEOR 22. PROP. XXXII
En tout triangle, l'vn des costez estant prolongé, l'angle extérieur est égal aux deux opposez interieurs ; et de chacun triangle les trois angles interieurs sont egaux à deux droicts.Pas de quoi s'émerveiller pensez-vous ? Commencez par vérifier que vous savez le démontrer, puis lisez la suite. La scène se passe en 1635 et c'est la sur de Blaise qui raconte.
Son génie pour la géométrie commença à paraître qu'il n'avait encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire, qu'il me semble qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.
Mon père était savant dans les mathématiques, et il avait habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étaient souvent chez lui. Mais comme il avait dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savait que la mathématique est une chose qui remplit et satisfait l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connaissance, de peur que cela ne le rendit négligent pour le latin et les autres langues dans lesquelles il voulait le perfectionner. Par cette raison il avait fermé tous les livres qui en traitent. Il s'abstenait d'en parler avec ses amis, en sa présence : mais cette précaution n'empêchait pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il priait souvent mon père de lui apprendre les mathématiques. Mais il le lui refusait en lui proposant cela comme une récompense. Il lui promettait qu'aussitôt qu'il saurait le latin et le grec, il les lui apprendrait. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'était que cette science, et de quoi on y traitait ; mon père lui dit en général que c'était le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles ont entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver, et, à ses heures de récréation, étant venu dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des carreaux, cherchant les moyens, par exemple, de faire un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et d'autres choses semblables. Il trouvait tout cela lui seul sans peine ; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses qu'il n'en savait pas même les noms, il fut contraint lui-même de s'en faire. Il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, ainsi des autres. Après ces noms il se fit des axiomes, et enfin des démonstrations parfaites ; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il passa et poussa sa recherche si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en était là-dessus, mon père entra par hasard dans le lieu où il était, sans que mon frère l'entendît ; il le trouva si fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris ; ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avait faite, ou le père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande lorsque lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait telle chose, qui était la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avait fait penser à cela. Il dit que c'était qu'il avait trouvé telle chose. Et sur cela, lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avait faites ; et enfin en rétrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.
Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie, que sans lui dire un mot il le quitta et alla chez M. Le Pailleur, qui était son ami intime, et qui était aussi très savant. Lorsqu'il y fut arrivé, il demeura immobile comme transporté. M. Le Pailleur, voyant cela, et voyant même qu'il versait quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas celer plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit: «Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie; vous savez le soin que j'ai pris pour ôter à mon fils la connaissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études : cependant voyez ce qu'il a fait.» Sur cela il lui montra même ce qu'il avait trouvé, par où l'on pouvait dire en quelque façon qu'il avait trouvé la mathématique.
M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avait été, et lui dit qu'il ne trouvait pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et de lui cacher encore cette connaissance; qu'il fallait lui laisser voir les livres sans le retenir davantage.
Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna les Éléments d'Euclide, pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'explication ; et pendant qu'il les voyait, il composait et allait si avant, qu'il se trouvait régulièrement aux conférences qui se faisaient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ouvrages, et pour examiner ceux des autres. Mon frère tenait fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production ; car il était de ceux qui y portaient le plus souvent des choses nouvelles. On voyait souvent aussi dans ces assemblées des propositions qui étaient envoyées d'Allemagne et d'autres pays étrangers, et on prenait son avis sur tout avec autant de soin que de pas un autre ; car il avait des lumières si vives, qu'il est arrivé qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étaient point aperçus. Cependant il n'employait à cette étude que les heures de récréation ; car il apprenait le latin sur des règles que mon père lui avait faites exprès. Mais comme il trouvait dans cette science la vérité qu'il avait toujours cherchée si ardemment, il en était si satisfait, qu'il y mettait tout son esprit ; de sorte que, pour peu qu'il s'y occupât, il y avançait tellement, qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coniques qui passa pour un si grand effort d'esprit, qu'on disait que depuis Archimède on n'avait rien vu de cette force. Tous les habiles gens étaient d'avis qu'on l'imprimât dès lors, parce qu'ils disaient qu'encore que ce fût un ouvrage qui serait toujours admirable, néanmoins, si on l'imprimait dans le temps que celui qui l'avait inventé n'avait encore que seize ans, cette circonstance ajouterait beaucoup à sa beauté : mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit point de cas de cela ; et ainsi, cet ouvrage n'a jamais été imprimé.