Les frères Bernoulli

La famille Bernoulli est un phénomène unique : sur trois générations, pas moins de neuf d'entre eux ont laissé un nom dans l'histoire des sciences. La figure 8 montre leurs liens de famille ; les trois plus importants, Jacob (Jacques), Johann I (Jean) et Daniel, apparaissent en gras.
Figure 8: La dynastie des Bernoulli.
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Leurs aïeux avaient quitté Anvers vers 1567 pour fuir vers un pays protestant les persécutions du pouvoir catholique. Fixée à Bâle dès le début du XVIIe siècle, la famille s'enrichit, et figura bientôt parmi les notabilités de la ville. S'ils restèrent globalement attachés à la Suisse, les Bernoulli surent profiter de l'esprit d'ouverture de leur époque pour voyager, et nouer des contacts avec toute l'Europe scientifique.

Curieusement, aucun d'entre eux n'était destiné de prime abord aux mathématiques ou à la physique. Médecine, droit ou théologie, leurs études semblent les éloigner des mathématiques, qu'ils finiront par rejoindre pour suivre l'exemple de leurs pères...  malgré la volonté de ces derniers. Quand selon l'usage de l'époque, Jacob se choisit une devise latine, ce fut «Invito patre sidera verso»  (je suis parmi les astres malgré mon père). Son jeune frère Johann, ayant refusé les études de commerce auxquelles ce même père le destinait, ne put le convaincre de le laisser étudier les mathématiques «qui suscitèrent en [lui] une excitation singulière». Un compromis fut trouvé : il suivit des études de médecine. Pourtant, il ne résista pas longtemps à son excitation singulière, et se fit bientôt connaître comme mathématicien. Une génération plus tard, il reproduisit sur le plus brillant de ses fils l'erreur de son propre père : Daniel fit lui aussi des études de médecine avant de se consacrer aux mathématiques.

On rencontre si souvent des lois de Bernoulli, équations de Bernoulli, conditions de Bernoulli et autres théorèmes de Bernoulli, qu'on en oublie parfois que tout n'est pas dû au même ! Il n'est pas toujours évident de mettre un prénom sur chaque résultat de la famille Bernoulli. C'est d'autant plus difficile quand il s'agit d'équations différentielles : Jacob, Johann et Daniel sont tous les trois auteurs de découvertes importantes (les équations de Bernoulli dont il a été question dans ce chapitre sont celles de Johann). Pourtant, la solidarité familiale n'était pas toujours de mise, très loin de là : leurs querelles de préséance à propos de leurs découvertes scientifiques respectives sont restées célèbres.

Jacob, de 13 ans plus âgé que son frère Johann, considérait que celui-ci lui devait tout. Johann, rapide et brillant, n'avait pas attendu Jacob pour se faire remarquer. Dans son autobiographie, Johann minimise le rôle de son frère1 :

Ce fut pendant ce temps là, qu'à l'imitation et l'inclination de feu mon frère Jacques, je commençai à m'appliquer à l'étude des mathématiques. [...] En moins de deux ans non seulement je m'étais rendu familiers presque tous les anciens auteurs qui ont écrit sur les mathématiques, mais aussi les modernes, comme la géométrie de Descartes et son Algèbre avec ses Commentaires.
Il est sûr qu'au début leur collaboration fut extrêmement fructueuse. Ayant découvert en 1684 le calcul différentiel de Leibniz, ils en devinrent aussitôt les plus ardents propagandistes, et ils l'utilisèrent pour résoudre par des équations différentielles plusieurs problèmes importants de mécanique. Parmi eux le problème de la chaînette. Galilée avait déjà considéré cette courbe, formée par une chaîne ou une corde attachée par ses deux extrémités à deux points fixes, et avait suggéré que c'était une parabole. Or ce n'est pas le cas. Dès qu'ils surent que Leibniz avait résolu le problème, les deux frères s'acharnèrent, et Johann réussit à en donner une solution, publiée en 1691. La manière dont en 1718 il raconte sa découverte, donne une bonne idée de l'esprit de compétition entre les deux frères.
Les efforts de mon frère furent sans succès [...] pour moi je fus plus heureux, car je trouvai l'adresse (je le dis sans me vanter, pourquoi cacherais-je la vérité ?) de le résoudre pleinement et de le réduire à la rectification de la parabole. Il est vrai que cela me coûta des méditations qui me dérobèrent le repos d'une nuit entière ; c'était beaucoup pour ce temps-là et pour le peu d'âge et d'exercice que j'avais, mais le lendemain, tout rempli de joie, je courus chez mon frère, qui luttait encore misérablement avec ce n\oeud gordien sans rien avancer, soupçonnant toujours comme Galilée que la chaînette était une parabole ; Cessez ! Cessez ! - lui dis-je - ne vous tourmentez plus à chercher l'identité entre la chaînette et la parabole, là où il n'y en a point. Celle-ci aide bien à construire l'autre, mais ce sont deux courbes aussi différentes que peuvent l'être une courbe algébrique et une transcendante, j'ai développé tout le mystère ; ayant dit cela je lui montrai ma solution et découvris la méthode qui m'y avait conduit.
Cette émulation confiante et bon enfant ne dura pas. Au fil des années, leurs rapports se dégradèrent. Johann prit son indépendance en acceptant un poste de professeur à Groningen, et la brouille devint définitive. Il ne revint à Bâle qu'après le décès de son frère...  pour occuper la chaire de mathématiques que celui-ci laissait vacante à l'université. Comme exemple des amabilités qu'ils échangèrent à distance, voici un extrait d'une lettre de Johann au marquis Guillaume de L'Hôpital à propos de Jacob.
C'est un misanthrope général qui n'épargne même pas son frère...  Il crève de rage, de haine, d'envie et de jalousie contre moi, il m'en veut du mal à cause que vous m'en voulez du bien, il me persécuta dès le moment que vous m'avez fait l'honneur d'une pension, il croit que cela fait du tort à sa vaine réputation, ne pouvant pas souffrir que moi qui suis le cadet soit aussi bien estimé que lui qui est l'aîné, enfin que ce serait avec le plus grand plaisir de me voir dans l'état le plus misérable et réduit à l'extrémité. Quelle indignité à un frère ! Quel exécrable orgueil !
Jacob ne se manifestait pas par ce genre d'explosion de colère, fréquentes chez son cadet. Il était plus mesuré, plus prudent, communiquait moins, mais par ses critiques indirectes et ses remarques perfides, il n'en était sans doute pas moins blessant. À plusieurs reprises, il proposa des problèmes, avec récompense promise, dans l'espoir que son cadet tomberait dans le piège habituel de sa précipitation, et donnerait une solution fausse ou incomplète. Il s'en délectait alors sournoisement :
...  j'avais encore des raisons particulières pour souhaiter qu'il [Johann] y pût y réussir et gagner le petit prix qui y a été joint par un de mes amis. Ce que je dis, Monsieur, pour vous faire comprendre le plaisir que j'ai eu à lire la solution de mes problèmes dans le cahier du Journal que vous avez eu la bonté de m'envoyer, et plus encore à y remarquer quelque conformité avec la mienne, laquelle me faisait croire qu'il s'en était acquitté en habile homme. Mais que ce plaisir a duré peu ! Il a été bientôt suivi du chagrin de voir mon attente frustrée, ...

Les querelles de famille ne cessèrent pas avec la mort de Jacob : bientôt Daniel, un des fils de Johann, commença à faire parler de lui et à marcher sur les plates-bandes de son père. En 1734, furieux de devoir partager avec son fils un prix de l'Académie des Sciences de Paris, Johann expulsa Daniel de chez lui ! Quatre ans plus tard, quand Daniel publia son \oeuvre majeure «Hydrodynamica», son père en fut si jaloux qu'il se dépêcha d'écrire son «Hydraulica», anti-daté de deux ans, et prétendit être l'inventeur de la mécanique des fluides. Il ne trompa pas grand'monde et se ridiculisa, mais Daniel ne se remit jamais vraiment de la trahison de son père.

...  Mais peut-être préférerez-vous ne retenir de Jacob et Johann que ce qu'en dit un de leurs biographes :

La portée historique des deux frères Bernoulli [...] atteint en effet presque celle des actes mémorables des grands classiques des sciences mathématiques, à condition qu'on considère ensemble les réalisations des deux frères.

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