Un jour de 1861, il reçut un certain Vrain-Lucas, qui se disait dépositaire d'un lot de vieux papiers sur lequel il sollicitait l'avis éclairé du grand académicien. Celui-ci, émerveillé, reconnut aussitôt dans les premiers échantillons fournis un inestimable trésor pour notre patrimoine national : des lettres du grand Pascal, dont certaines établissaient clairement que leur auteur avait découvert l'attraction universelle avant Newton ; quelle fierté ! Pendant des années, Chasles acheta tout ce que Vrain-Lucas pouvait lui fournir : en tout, pas moins de vingt sept mille documents, payés cent quarante mille francs, une fortune pour l'époque. Tant pis si quelques esprits chagrins faisaient remarquer que dans les lettres de Pascal apparaissaient des données astronomiques recueillies bien après sa mort. Tant pis si dans une lettre, Galilée se plaignait de sa vue qui devenait mauvaise, alors qu'il l'avait perdue depuis quatre ans : qu'à cela ne tienne, Chasles exhibait aussitôt d'autres lettres fournies par Vrain-Lucas, qui comme par hasard répondaient exactement à ses détracteurs. À ceux qui s'étonnaient que Jules César, Cléopâtre, Socrate, Cicéron, Hérode ou Vercingétorix aient tous écrit dans le même vieux français fantaisiste, Vrain-Lucas répondait qu'un savant du temps de Charlemagne avait rassemblé cette collection de lettres anciennes, qu'il avait déposée dans une abbaye. Sept siècles plus tard, Rabelais avait traduit les lettres, et Chasles était l'heureux acheteur des copies autographes de Rabelais.
Le procès pour fraude de Vrain-Lucas eut lieu en 1870. Chasles vint lui-même exposer au tribunal comment il avait enfin découvert la supercherie : il avait fait surveiller Vrain-Lucas qui tardait à livrer trois mille nouvelles lettres qu'il avait promises (il fallait bien le temps de les écrire !). Pendant les huit ans que dura l'affaire, Chasles n'avait apparemment jamais eu le moindre doute, aveuglé qu'il était sans doute par la fierté d'être celui qui conserverait à la France ces témoignages inestimables de son passé glorieux. Voici pour conclure un extrait d'une lettre d'Alexandre le Grand à Aristote (sic), qui fit éclater de rire l'auditoire du tribunal.
Quant à ce que m'avez mandé d'aller faire un voyage au pays des Gaules, afin d'y apprendre la science des druides, non seulement vous le permets, mais vous y engage pour le bien de mon peuple, car vous n'ignorez pas l'estime que je fais d'icelle nation que je considère comme étant ce qui porte la lumière dans le monde.