Les lapins de Fibonacci

Voici comment Guillaume Libri présente Fibonacci dans son « Histoire des Sciences Mathématiques en Italie».
On connaît très peu la vie de cet homme auquel les sciences ont de si grandes obligations, et l'on est réduit à chercher dans ses écrits. Dans la préface [ajoutée en 1228] du premier et du plus important de ses ouvrages (le traité de l'Abbacus) écrit en Latin en 1202 Léonard raconte que son père, étant notaire des marchands pisans à la douane de Bougie, en Afrique [aujourd'hui Béjaïa en Algérie] l'appela auprès de lui et voulut qu'il étudiât l'arithmétique ; et il dit qu'ayant voyagé ensuite en Égypte, en Syrie, en Sicile et en Provence, après avoir appris la méthode indienne, il se persuada que cette méthode était bien plus parfaite que les méthodes adoptées dans ces différentes contrées, et qu'elle était même supérieure à l'algorithme, et à la méthode de Pythagore. Enfin il nous apprend que s'étant occupé plus attentivement de ce sujet, et y ayant ajouté ses propres recherches, et ce qu'il avait pu tirer d'Euclide, il a voulu composer un ouvrage en quinze chapitres pour instruire les Latins dans cette science.
Et d'abord, comment s'appelait-il vraiment ? Lui-même n'était pas constant dans les signatures de ses ouvrages.
Incipit liber abbaci compositu a Leonardo filio Bonaccii pisano, in anno 1202
Incipit pratica geometrice composita a Leonardo Bigollosio Fillio Bonacii pisano in anno MCCXXI
Son prénom était donc Léonard, il était de la famille des Bonaccii, et natif de Pise. Bigollosio est probablement un surnom qu'il reprenait à son compte. Voici ce qu'en dit Libri.
On sait seulement que pour prix des immenses services qu'il avait rendu aux sciences, on lui donna le sobriquet de Bigollone, probablement parce que l'étude des sciences l'absorbait tout entier, et l'empêchait de se livrer au commerce, occupation favorite de ses concitoyens.

[...] On trouve dans les manuscrits tantôt Bigollo, tantôt Bigollosus, etc ; mais c'est toujours la même racine du mot Bigollone, employé par les anciens écrivains italiens et qui s'est changé plus tard en Bighellone.
Difficile de suivre Libri : en Italien moderne, bighellone signifie à peu près dilettante, voire pire. Il est peu probable que Fibonacci, s'adressant à ses protecteurs, se soit lui-même qualifié de bon-à-rien ! Il est possible qu'il ait voulu se présenter plutôt comme «voyageur». En tout cas, le nom Fibonacci n'apparaît pas avant Libri, qui explique : « Fibonacci est une contraction de filius Bonacci, contraction dont on trouve de nombreux exemples dans la formation des noms de famille toscanes». Admettons : voilà donc Fibonacci dûment baptisé. La suite de Fibonacci apparaît dans un petit problème du « Liber Abaci», sous le titre «Quot paria coniculorum in uno anno ex uno pario germinentur». Euh : vous préférez peut être lire le texte en Français ?
Combien de couples de lapins proviennent d'un même couple en une année.

Un homme met un couple de lapins dans un endroit fermé par un mur, pour découvrir combien de couples de lapins auront été engendrés à partir du premier couple au bout d'une année : par nature un couple de lapins engendre un autre couple chaque mois, et il commence à se reproduire deux mois après sa naissance. Comme le premier couple se reproduit le premier mois, nous devons doubler : le premier mois il y a donc deux couples. Durant le second mois, le premier des couples engendre un autre couple : donc le second mois il y a 3 couples. Parmi ceux-là 2 s'accouplent, et ainsi engendrent 2 couples durant le troisième mois. Ils sont donc 5 à ce mois-là. Parmi ceux-là 3 s'accouplent et au quatrième mois il y a 8 couples.

[...]

Vous pouvez voir de plus sur le côté comment nous avons procédé : nous avons ajouté le premier nombre avec le second, c'est-à-dire 1 et 2 ; le second avec le troisième, le troisième avec le quatrième, le quatrième avec le cinquième etc. jusqu'à ajouter le dixième avec le onzième, c'est-à-dire 144 avec 233 et nous avons obtenu la somme des couples de lapins qui est 377, et donc cela peut être fait indéfiniment pour n'importe quel nombre de mois.

Les livres de Fibonacci (plus de deux siècles avant Gutemberg) n'étaient pas imprimés, et ne l'ont pas été avant le XIXe siècle. Au début du XVIIe siècle, la suite de Fibonacci est retrouvée indépendamment par Johannes Kepler (1571-1630) puis par Albert Girard (1595-1632). Dans sa lettre de mai 1608, Kepler raisonne par condition nécessaire pour contruire une suite d'entiers dont les rapports successifs convergent vers le nombre d'or, qu'il appelle la «proportion divine». Il reprend cette suite dans un petit opuscule offert en étrenne à son protecteur pour le nouvel an 1611 : «L'Étrenne ou la neige sexangulaire». Voici ce que Girard écrit, parmi les annotations de sa traduction en français des Arithmétiques de Diophante :

Puis que je suis entré en la matiere des nombres rationaux j'adjousteray encor deux on trois particularitez non encor par cy devant practiquées, comme d'explicquer les radicaux extremement pres, par certains nombres à ce plus aptes & idoines que les autres, tellement que si l'on entreprenoit les mesmes choses par des autres nombres ce ne seroit sans grandement augmenter le nombres des characteres ; & pour exemple soit proposé d'explicquer par des rationaux la raison des segmens de la ligne coupée en la moyenne & extreme raison, soit faicte une telle progression 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, &c. dont chasque nõbre soit egal aux deux precedens, alors deux nombres pris immediatemet denotteront la mesme raison, comme 5 à 8 ou 8 à 13 &c. & tant plus grands, tant plus pres, comme ces deux 59475986 & 96234155, tellement que 13, 13, 21 constituent assez precisement un triangle Isosceles ayant l'angle du pentagone.
En clair, et même s'il a fait une erreur de calcul, Girard introduit la suite de Fibonacci et affirme comme Kepler que le rapport de deux termes successifs converge vers le nombre d'or $ \phi=(1+\sqrt{5})/2$. Aucun des deux n'avait de démonstration rigoureuse de la convergence, ni l'expression explicite du $ n$-ième terme de la suite. Cette expression, trouvée par Euler en 1765 est redécouverte par Binet en 1843 et porte depuis le nom de ce dernier. En 1877, Edouard Lucas publie ses «Recherches sur plusieurs ouvrages de Léonard de Pise et sur diverses questions d'arithmétique supérieure». Il y expose plusieurs propriétés curieuses de la suite de Fibonacci, liées aux nombres premiers, au triangle de Pascal, etc. Ce n'est que le début d'une longue histoire. Il y a de nos jours de nombreux spécialistes des nombres de Fibonacci, qui organisent des congrès réguliers, et une revue leur est entièrement consacrée.

Quant au nombre d'or, il sera chargé à partir de la fin du XIXe siècle d'une mystique pseudo-scientifique, liée au renouveau des sciences occultes : rares sont les monuments ou les lieux dans lesquel en divisant telle longueur par telle autre, on ne retrouve plus ou moins approximativement le nombre d'or, preuve irréfutable de l'omniprésence d'intelligences supra-humaines.


         © UJF Grenoble, 2011                              Mentions légales