Le programme d'Erlangen

Le programme d'Erlangen est un programme de recherche publié par le mathématicien allemand Felix Klein en 1872 dans un mémoire intitulé Vergleichende Betrachtungen über neuere geometrische Forschungen, c'est-à-dire Étude comparée de différentes recherches récentes en géométrie.

Felix Klein (1849-1925) naît le 25 avril 1849 à Düsseldorf en Rhénanie alors sous domination prussienne, pendant des journées d'émeutes anti-prussiennes. Il sera toujours très fier d'avoir pour date de naissance trois carrés de nombres premiers ($ 5^{2}$, $ 2^{2}$ et $ 43^{2}$). En juillet 1870, après avoir voulu faire des études de physique, Klein est déjà docteur en mathématiques et il se trouve à Paris mais la guerre franco-allemande l'oblige à retourner en Allemagne. Il sert un temps dans l'armée prussienne avant d'être nommé lecteur à Göttingen en 1871. En 1872 (à l'âge de 23 ans !), Klein devient professeur à Erlangen grâce à l'aide providentielle d'Alfred Clebsch (1833-1872, il était temps...) qui voit en lui l'un des futurs plus grands mathématiciens de son temps. En 1875, il épouse Anne Hegel, la petite-fille du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Installé à Göttingen de 1886 jusqu'à sa mort, Klein s'y consacre en particulier à faire de la revue Mathematische Annalen un des journaux de mathématiques les plus connus au monde. Par ailleurs, grâce à ses efforts et à ceux de quelques autres, les femmes sont admises à Göttingen à partir de 1893. Klein supervise lui-même le premier doctorat obtenu par une femme dans une université allemande, toutes disciplines confondues, en l'occurrence la thèse de mathématiques de Grace Chisolm Young (1868-1944), une étudiante anglaise d'Arthur Cayley (1821-1895) qui lui rendra hommage à sa mort. Voici comment elle décrit ses rapports avec Klein au début de sa thèse :

Professor Klein's attitude is this, he will not countenance the admission of any woman who has not already done good work, and can bring proof of the same in the form of degrees or their equivalent [...] and further he will not take any further steps till he has assured himself by a personal interview of the solidity of her claims. Professor Klein's view is moderate. There are members of the Faculty here who are more eagerly in favour of the admission of women and others who disapprove altogether.

Les premières découvertes importantes de Klein datent de 1870. En collaboration avec le mathématicien norvégien Sophus Lie (1842-1899) qui lui avait présenté le concept de groupes, Klein étudie les propriétés fondamentales des lignes asymptotiques sur la surface de Kummer. Klein et Lie en viennent ainsi à s'intéresser aux courbes invariantes sous un groupe de transformations projectives.

En 1871, Klein montre que les géométries euclidienne et non-euclidienne sont des cas particuliers d'une géométrie définie sur une surface projective. Un corollaire est que les axiomes de la géométrie non euclidienne sont consistants si et seulement si ceux de la géométrie euclidenne le sont, ce qui met fin à une controverse persistante autour des géométries non euclidiennes.

À son arrivée à Erlangen en 1872, et comme c'est l'usage en pareil cas, Klein doit prononcer un cours inaugural. Il rédige alors le texte qui deviendra connu sous le nom de Programme d'Erlangen. Ce texte ne sera jamais donné comme cours puisque Klein prononcera finalement un autre discours mais il influencera profondément le développement et l'évolution de la géométrie et des mathématiques dans leur ensemble. Klein y propose une vision unifiée de la géométrie et décrit en détails comment les propriétés fondamentales d'une géométrie donnée se traduisent par l'action d'un groupe de transformations. Son objectif est donc d'unifier les différentes géométries apparues au cours du XIXe siècle pour en dégager les points de similitude : la géométrie affine, la géométrie projective, la géométrie euclidienne et la géométrie non euclidienne. La clef de voûte de ce programme consiste à fonder la géométrie sur les notions d'actions de groupe et d'invariants, un point de vue révolutionnaire à l'époque qui apparut parfois comme une remise en question de la géométrie elle-même.

Il n'en est rien et le mathématicien, physicien et philosophe français Henri Poincaré (1854-1912) par exemple était arrivé de son côté, dès 1880 et sans connaître le Programme de Klein, à la conclusion que toute géométrie se réduit fondamentalement à l'étude d'un groupe de transformations. Poincaré était déjà si bien convaincu de l'importance des idées de théorie des groupes en géométrie et pour toutes les mathématiques que lors du passage de Sophus Lie à Paris en 1882 il n'hésite pas à lui déclarer que la géométrie n'est que l'étude de certains groupes de transformations. Lie décrit alors à Poincaré le Programme d'Erlangen de Klein. Encore aujourd'hui, la philosophie du Programme influence de nombreux mathématiciens ainsi que des programmes d'enseignement et de recherche. Cette vision est même devenue tellement banale dans l'esprit des mathématiciens qu'il est difficile de juger de son importance, d'apprécier sa nouveauté et de comprendre les oppositions à laquelle elle a dû faire face.

Notons que Klein est parfois surtout connu pour avoir le premier décrit en 1882 une surface maintenant appelée bouteille de Klein. Ce nom résulte d'au moins une et peut-être même de deux erreurs de traduction ! En effet, l'expression allemande Kleinsche Fläche signifie surface de Klein et il y a eu confusion entre Fläche (surface) et Flasche (bouteille). Cependant le terme fautif s'est imposé, y compris en allemand où l'on utilise maintenant le terme Kleinsche Flasche (bouteille de Klein). Il semble même que Kleinsche résulte d'une deuxième confusion, cette fois avec kleine (petite), de sorte que la fameuse bouteille de Klein ne serait finalement qu'une petite surface... ce qui ne l'empêche pas d'être un objet absolument remarquable !

Nous terminerons par une anecdote : le mathématicien et logicien Ernst Zermelo (1871-1953) enseignait à Göttingen à un moment où «Herr Geheimrat»  Felix Klein régnait sur le légendaire département de mathématiques. Zermelo stupéfia ses étudiants en leur proposant l'exercice suivant :

On peut ranger tous les mathématiciens de Göttingen en deux catégories : dans la première catégorie sont ceux qui font ce que Felix Klein aime mais qu'ils n'aiment pas ; dans la seconde catégorie sont ceux qui font ce qu'ils aiment mais que Felix Klein n'aime pas. À quelle catégorie Felix Klein appartient-il ?
Les étudiants étaient terrorisés par un tel sacrilège et aucun d'eux ne sut répondre. La réponse de Zermelo était pourtant simple :
Felix Klein n'est donc pas un mathématicien.
La fin de l'anecdote est que Zermelo n'obtint jamais de poste de professeur à Göttingen.


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