Dans cette section, nous allons raisonner en termes d'endomorphismes plutôt que
de matrices.
Les changements de base correspondent à des écritures
matricielles différentes d'un même endomorphisme. Réduire un
endomorphisme consiste à chercher une base dans laquelle sa matrice soit simple
(dans l'idéal, diagonale).
Nous commençons par réécrire les définitions que
vous connaissez déjà.
Définition 6Soit un espace vectoriel de dimension et un endomorphisme
de .
Un nombre complexe est une valeur propre de
s'il existe un vecteur non nul, tel que
.
Un vecteur est un vecteur propre de associé à
la valeur propre de si est non nul et
.
Le sous-espace propre associé à la valeur propre
est l'ensemble des vecteurs tels que
, à savoir
le noyau de l'endomorphisme
, où
désigne
l'identité de .
On dit que est diagonalisable s'il existe une base de formée
de vecteurs propres pour , ou encore si est la somme directe
des sous-espaces propres de :
On appelle polynôme caractéristique de le polynôme
dont les racines sont les valeurs propres de .
Rappelons que le déterminant d'un endomorphisme est celui
de sa matrice dans une base quelconque de , et qu'il ne dépend
pas de la base. Pour votre culture générale, le spectre
d'un endomorphisme est l'ensemble de ses valeurs propres.
Justifions maintenant le titre de cette section.
Si est un endomorphisme de , on note l'endomorphisme :
où
et pour tout
,
.
Si
est une matrice, on note la matrice :
où et pour tout
,
.
Observez la cohérence des deux notations : si est la matrice de
dans une certaine base, alors est celle de dans la
même base. Remarquez aussi que deux polynômes du même
endomorphisme commutent.
Les sous-espaces propres sont stables par , au sens de la
définition suivante :
Définition 7Soit un endomorphisme de et un sous-espace vectoriel de
. On dit que est stable par si
.
Proposition 3Soient et deux endomorphismes qui commutent :
. Alors
et
sont stables
par .
Démonstration : Soit un élément de
: il existe tel
que . Alors
, donc
.
Soit maintenant
:
, donc
. La conséquence est que les sous-espaces propres de sont stables
non seulement par , mais aussi par tous les , quel que soit
le polynôme .
Les polynômes qui nous intéressent ici ont pour
racines les valeurs propres de : en premier lieu le polynôme
caractéristique.
Théorème 4 (de Cayley-Hamilton)
Soit un endomorphisme de
et son polynôme
caractéristique. Alors est identiquement nul.
Démonstration : Choisissons une base quelconque de
. Soit la matrice de
dans cette base. Nous allons démontrer que est la
matrice nulle. Considérons la matrice , dont est le
déterminant. Soit
sa comatrice, à savoir la
matrice des cofacteurs (mineurs d'ordre avec alternance de
signe). On rappelle que :
Posons
. Développons également
, comme un polynôme de degré ,
dont les coefficients sont des matrices :
où
. L'identité
rappelée ci-dessus devient :
Identifions alors les coefficients des deux polynômes :
Pour
, multiplions la -ième équation par
et ajoutons le tout. Le membre de gauche s'annule, et le membre de
droite est .
Définition 8Soit
un polynôme. On dit que est un
polynôme annulateur de si l'endomorphisme est
identiquement nul.
Observons que tous les multiples d'un polynôme annulateur sont
encore des polynômes annulateurs. D'après le théorème de
Cayley-Hamilton, le polynôme caractéristique et tous ses multiples
sont des polynômes annulateurs. Mais ce n'est pas tout.
Proposition 4Il existe un polynôme unitaire unique, appelé
polynôme minimal de et noté , tel que
tout polynôme annulateur de est un multiple de .
Démonstration : Mettons que vous savez déjà que
est un anneau principal : les
polynômes annulateurs forment un idéal propre. Cet idéal est
donc engendré par un élément unique, fin de l'histoire.
Euh... vous ne seriez pas contre une démonstration
élémentaire ?
Considérons l'ensemble des degrés des polynômes annulateurs non nuls :
C'est une partie de
non vide : elle contient au moins ,
puisque le polynôme caractéristique est annulateur. Soit son
plus petit élément, et considérons un polynôme annulateur
de degré . Montrons que tout polynôme annulateur est multiple
de . Pour cela considérons la division euclidienne de par
:
où
. Mais si et ,
alors . Si était non nul, ce serait un polynôme
annulateur de degré strictement inférieur à , ce qui
contredirait la définition de . Donc est nul et est
multiple de . Si et
sont deux polynômes annulateurs de même degré , ils
sont multiples l'un de l'autre. Ils diffèrent donc par une constante
multiplicative. D'où l'unicité, si on suppose que le coefficient
du terme de plus haut degré est (polynôme unitaire).
Proposition 5Soit un endomorphisme, dont le polynôme caractéristique est
scindé.
Son polynôme minimal est :
où pour tout
,
.
Démonstration : D'après le théorème de Cayley-Hamilton et la définition du
polynôme minimal, celui-ci divise le polynôme caractéristique.
Puisque les polynômes de degré sont irréductibles,
où pour tout
,
. Nous devons
simplement démontrer que pour tout . Soit un vecteur
propre de associé à la valeur propre . Alors
, qui est nul si
, non nul . Donc
Or par définition doit être nul, donc l'exposant
est bien strictement positif (s'il était nul, serait égal à
multiplié par
un produit de termes non nuls). Un exemple élémentaire vous aidera à comprendre la différence
entre polynôme minimal et polynôme caractéristique. Supposons
que soit l'homothétie de rapport , soit
. La matrice de dans n'importe quelle base
est diagonale, avec des sur la diagonale. Le polynôme
caractéristique de est
, alors que son
polynôme minimal est
, puisque
. Or justement, la diagonalisation consiste à écrire
une somme directe de sous-espaces propres, pour chacun desquels la
restriction de est une homothétie.
Théorème 5Soit un endomorphisme, dont le polynôme caractéristique est
scindé.
L'endomorphisme est diagonalisable si et seulement si ses valeurs
propres
sont racines simples de son polynôme
minimal.
Démonstration : Considérons le polynôme
.
Soit un vecteur propre de , associé à la valeur propre
. L'image de par est :
Si est diagonalisable, alors il existe une base de vecteurs
propres. Si un endomorphisme s'annule sur tous les éléments d'une base,
il est identiquement nul. Donc le polynôme est annulateur,
donc multiple de . Or par la proposition précédente,
divise . Donc .
Réciproquement, supposons que le polynôme minimal de soit
Notons le sous-espace propre de associé à la valeur
propre :
. Nous voulons
démontrer que
.
Nous avons déjà observé qu'un même vecteur ne
peut pas être dans deux sous-espaces propres différents : les
intersections deux à deux des sous-espaces propres sont réduites
à , donc la somme des est directe. Nous devons simplement
démontrer que tout vecteur de est une somme de
vecteurs propres. Écrivons :
C'est la décomposition en éléments simples de la fraction
rationnelle
(juste pour que vous
sachiez d'où vient cette formule parachutée). En multipliant par le
dénominateur du membre de gauche :
Ceci est l'écriture du polynôme constant sur la base des
polynômes interpolateurs de Lagrange (vous n'avez pas besoin de le
savoir pour comprendre la suite, c'est beau voilà tout).
Posons alors pour tout
:
Il nous reste à démontrer que pour tout
,
. Par hypothèse,
. Donc :
Nous avons démontré que tout vecteur de s'écrit comme somme
de vecteurs des sous-espaces propres. Donc est la somme des
sous-espaces propres. Nous savions déjà que la somme des
est directe, donc
. Voici quelques exemples pour terminer cette section.
Définition 9Soient et deux sous-espaces vectoriels de ,
tels que
: tout vecteur
s'écrit de manière unique comme la somme d'un vecteur de
et d'un vecteur de .
La projection sur parallèlement à est l'application
qui à associe .
La symétrie par rapport à parallèlement à est l'application
qui à associe .
La figure 1 vous aidera à visualiser cette définition.
Figure 1:
Somme directe
, projection sur ,
et symétrie par rapport à .
Proposition 6Soient et deux sous-espaces vectoriels de , de dimensions
respectives et , tels que
.
La projection et la symétrie sur parallèlement à
sont diagonalisables. Leurs
polynômes minimaux et caractéristiques sont :
et
et
Démonstration : Formons une base de en concaténant une base de et une base
de . Les matrices de et dans cette base sont diagonales :
et
Les polynômes caractéristiques s'en déduisent
immédiatement. Les polynômes minimaux aussi, en utilisant le
théorème précédent : il n'y a que deux valeurs propres, et
0 pour la projection, et pour la symétrie. On peut
aussi observer que la projection vérifie
, soit
; la symétrie vérifie
, soit
.
Définition 10On dit qu'un endomorphisme est nilpotent d'indice si
et
.
Proposition 7Soit un endomorphisme nilpotent d'indice . Son
polynôme caractéristique est
, son polynôme minimal
est . Si , n'est pas diagonalisable.
Démonstration : Puisque est un polynôme annulateur, le polynôme minimal
divise . Mais comme
, ne peut pas être
de degré inférieur à . Donc . L'endomorphisme n'a pas
d'autre valeur propre que 0, donc le polynôme caractéristique
est multiple de .
Proposition 8Soit un endomorphisme tel que sa matrice dans une certaine base soit :
Son polynôme caractéristique est :
Son polynôme minimal est :
La matrice est appelée matrice de Frobenius ou
matrice compagnon du polynôme
.
Démonstration : Le calcul du polynôme caractéristique s'effectue en développant
selon la première ligne pour faire apparaître une formule de
récurrence ; nous vous le laissons en exercice, si vous ne l'avez
pas déjà vu dans le chapitre «Déterminants». Considérons la base
dans laquelle la matrice de est . Par
définition,
Soit
un polynôme quelconque, de
degré au plus . Alors :
Si est un polynôme annulateur de , alors
, mais
comme
est une base, ceci entraîne que
. Un polynôme annulateur de degré
strictement inférieur à est nul. Tout polynôme
annulateur non nul est donc de degré supérieur ou égal à ,
donc multiple de (cf. proposition 4).