Il s'agit d'une formule qui permet de résoudre l'équation générale du troisième degré . Par une réduction facile (saurez-vous effectuer cette réduction ? Indication : poser pour une constante bien choisie et considérer l'équation en ), on peut se ramener au cas de l'équation avec et réels. Le discriminant du polynôme vaut par définition
Terminons-en avec les racines de ; maintenant qu'on dispose de la racine , on sait que est un diviseur donc on va pouvoir calculer le quotient par une division euclidienne puis factoriser le quotient puisqu'il est de degré . Dans le détail,
Le schéma général que nous avons utilisé ci-dessus pour trouver une (première) racine de l'équation a été inventé par une succession de mathématiciens italiens au cours du XVIe siècle. L'histoire de cette découverte est animée et sordide, pleine de ressentiment, de bruit, de fureur, de mesquineries et de traits de génie. Avant de la raconter, mentionnons que c'est bien à travers l'étude des équations du troisième degré que ces algébristes italiens sont conduits à introduire les nombres complexes. Ils les appelleront au début nombres «impossibles» et les utiliseront comme de simples artifices de calcul, non rigoureux et même un peu mystérieux, mais ayant le bon goût de toujours fournir la solution. Cette résolution des équations cubiques et quartiques peut être considérée comme une des plus grandes contributions à l'algèbre depuis les apports des Babyloniens qui, 4000 ans plus tôt, avaient appris à compléter le carré comme nous l'avons fait pour ci-dessus, pour résoudre les équations quadratiques. Rappelons pour finir que seules les équations de degré au plus 4 sont résolubles par radicaux, c'est-à-dire que seules ces équations peuvent être résolues par des méthodes générales donnant les solutions en fonction des coefficients du polynôme.
L'histoire qui nous intéresse, même si elle comprend de nombreux personnages, est principalement celle de l'affrontement entre Niccolò Fontana, dit Tartaglia, et Girolamo Cardano, que les Français appellent Jérôme Cardan. On peut choisir de la faire commencer un peu plus tôt, à la toute fin du XVe siècle, avec un moine franciscain nommé Luca Paccioli (1445-1517).
En 1494, Paccioli rédige un traité d'algèbre, qu'il intitule la Summa. Il y reprend tous les travaux des mathématiciens Arabes connus de lui, notablement ceux du mathématicien, astronome et géographe Al Khwarizmi (780-850), considéré par de nombreux historiens comme l'un des plus grands mathématiciens de tous les temps. On trouve en particulier dans la Summa de Paccioli la résolution complète des équations du premier et deuxième degré et l'affirmation (fausse) selon laquelle les équations du troisième degré sont insolubles par des méthodes algébriques.
En 1501 et 1502, Paccioli enseigne les mathématiques à l'université de Bologne. Il y rencontre Scipione del Ferro (1465-1526), lui aussi professeur de mathématiques, et lui fait part de sa conviction sur l'insolubilité des équations du troisième degré. Del Ferro commence à s'intéresser au problème.
En 1515, del Ferro découvre une méthode algébrique de résolution des équations cubiques et (à l'époque, les deux formes sont vraiment différentes car on ne sait travailler qu'avec des nombres positifs). Plutôt que la publier, il la note sur un carnet et la tient secrète.
En 1526, à la mort de del Ferro, son gendre Hannibal Nave, lui aussi professeur de mathématiques (encore un), hérite du carnet. Toujours sur son lit de mort, del Ferro confie également ses méthodes de résolution à son élève Antonio Maria Fior, peu talentueux semble-t-il. Fior commence à se vanter d'être capable de résoudre toutes les équations du troisième degré et, comme c'est l'usage à l'époque, il lance des défis (en italien, disfide) sur ce thème.
Entre alors en scène Niccolò Fontana, dit Tartaglia (1505-1557), un des principaux personnages de notre histoire. Tartaglia est né à Brescia. Son surnom provient de tartagliare qui signifie bégayer en italien. Tartaglia avait en effet un défaut de parole, séquelle d'une très grave blessure. Lorsque les Français saccagent la ville de Brescia en 1512, le petit Niccolò et son père se réfugient dans une cathédrale. Les soldats de Louis XII les y découvent, ils tuent le père de Niccolò, fracturent le crâne de celui-ci et lui ouvrent la mâchoire d'un coup de sabre. Toutefois, sa mère réussit à le sauver de la mort.
De famille modeste, Niccolò ne peut aller à l'école mais sa mère (encore elle) économise et elle parvient à lui payer l'école pendant deux semaines. Niccolò profite de ce court laps de temps pour voler des livres et il continue à apprendre en autodidacte. Adulte, il gagnera sa vie en enseignant les mathématiques dans toute l'Italie et en participant, on y revient, à des disfide mathématiques.
Tartaglia se consacre donc, lui aussi, à la recherche d'une méthode de résolution des équations cubiques, et il arrive bientôt à résoudre certaines classes. En 1535, il relève le défi de Fior et le duel s'engage entre les deux hommes. Chacun dépose une liste de problèmes chez un notaire ainsi qu'une somme d'argent. Celui qui, sous quarante jours, aura résolu le plus de problèmes proposés par l'autre sera désigné vainqueur et remportera la somme. Juste avant la date limite, Tartaglia découvre une méthode qui lui permet de résoudre tous les problèmes posés par Fior. Fior, lui, ne sait résoudre que mais les équations proposées par Tartaglia sont du type . Fior n'en résoud aucune ou, selon les sources, il n'en résoud qu'une seule, en tous les cas il a perdu la disfida.
Tartaglia garde secrète sa méthode de résolution et ne la publie pas. Entre en scène le deuxième protagoniste de notre histoire, Girolamo Cardano (1501-1576), dit aussi Jérôme Cardan, à l'époque conférencier de mathématique à la fondation Piatti de Milan. Cardano connaît le problème des équations cubiques et, avant le défi entre Fior et Tartaglia, il est d'accord avec le verdict de Paccioli selon lequel leur résolution algébrique est impossible. Cette victoire éclatante de Tartaglia intrigue tout de même Cardano, qui tente de découvrir seul une méthode, mais en vain. Cardano contacte alors Tartaglia et lui demande de lui confier sa méthode, en promettant de garder le secret. Tartaglia refuse.
Cardano, qui sait que Tartaglia est pauvre, lui écrit de nouveau pour lui proposer de le présenter au marquis del Vasto, un des plus puissants mécènes du temps -- si du moins Tartaglia accepte de lui révéler son secret. Tartaglia réalise qu'un tel appui peut être une aide non négligeable à son ascension sociale. Il propose à Cardano d'organiser une entrevue avec le marquis lors de sa prochaine visite à Milan.
En 1539, Tartaglia quitte donc Venise pour Milan. Mais à son grand désespoir, l'empereur ainsi que le marquis sont absents de Milan. Tartaglia donne alors son accord pour révéler son secret à Cardano à condition que Cardano jure de ne jamais le divulguer. Cardano jure et Tartaglia lui révèle enfin sa méthode, sous la forme d'un poème. En contre-partie et comme promis, Tartaglia obtient de Cardano une lettre de recommandation auprès du marquis. Mais n'osant pas se présenter seul devant le marquis et Cardano refusant de l'accompagner, Tartaglia retourne frustré à Venise sans même avoir vu le fameux marquis et se demandant s'il n'a pas eu tort de dévoiler son secret.
En 1540, Cardano est amené à chercher à résoudre l'équation du quatrième degré . Cardano n'y arrive pas et demande de l'aide à son secrétaire Ludovico Ferrari (1522-1565), auquel on pense devoir en fait un grand nombre des résultats publiés par Cardano. Ferrari parvient à ramener l'équation à une équation du troisième degré que Cardano et lui savent résoudre. Ferrari généralise alors la méthode consistant à ramener une équation du quatrième degré à une équation du troisième degré, procédure qui paraîtra dans un futur livre de Cardano.
En 1543, Cardano et Ferrari se rendent à Bologne et apprennent de Nave que del Ferro avait résolu bien avant Tartaglia certaines équations cubiques. Pour le leur prouver, Nave leur confie le bloc-notes de feu del Ferro. Cardano décide que, bien qu'il ait juré de ne jamais révéler la méthode de Tartaglia, rien ne l'empêche maintenant de publier celle de del Ferro !
En 1545, Cardano publie enfin son livre Ars Magna, instantanément célèbre et bien connu pour contenir la démonstration d'une méthode algébrique permettant de résoudre les équations des troisième et quatrième degrés. Aujourd'hui, on appelle souvent ces formules les formules de Tartaglia-Cardan.
Tartaglia est furieux car il considère que Cardano a transgressé sa promesse. S'ensuivent des échanges de lettres d'insultes entre Tartaglia d'une part et Ferrari agissant pour le compte de Cardano d'autre part, à l'issue desquels Ferrari défie Tartaglia. Tartaglia, dont la vraie cible est Cardano, refuse. En 1546, il publie son propre livre, Nouveaux problèmes et inventions, dans lequel il révèle sa version de l'histoire et le parjure de Cardano. Mais grâce à Ars Magna, Cardano est devenu intouchable.
En 1548, Tartaglia, toujours pauvre, reçoît une importante proposition d'un poste de conférencier à Brescia, sa ville natale. Mais pour l'obtenir, il doit répondre au défi de Ferrari. Tartaglia se résoud donc enfin au face-à-face avec Ferrari, son concurrent et la créature de Cardano. Le 10 août, le défi a lieu à Milan dans l'église des frères Zoccolanti sous les yeux de toutes les célébrités milanaises de l'époque, dont Don Ferrante di Gonzaga, gouverneur de la ville et arbitre du duel. Ferrari fait une meilleure prestation que Tartaglia, qui va jusqu'à déclarer forfait à l'issue du premier jour, laissant Ferrari vainqueur. Tartaglia, déconsidéré, perdra même son poste à Venise un an plus tard.
Le dernier personnage de notre histoire est Rafaele Bombelli (1526-1573) et avec lui les choses s'apaisent. En 1572, il couronne l'uvre des savants italiens en réalisant dans son traité Algebra la première étude véritable des nombres imaginaires. Dans Ars Magna, Cardano manipulait les deux nombres et et constatait que leur produit et leur somme sont tous deux des nombres positifs ordinaires : 40 et 10. Mais Cardano qualifiait lui-même ces considérations de «subtiles et inutiles».
En 1560, donc du vivant de Cardano, et en s'inspirant parfois lourdement d'un manuscrit de Diophante tout juste retrouvé, l'Arithmetica, Bombelli reprend l'étude du problème. Il remarque que lorsque la formule de Cardan aboutit à un discriminant négatif, la méthode géométrique donne une solution réelle positive. Il retrouve ainsi la racine réelle (connue avant lui) de l'équation . Bombelli arrive à la conclusion que toute équation du troisième degré posséde au moins une solution réelle. Mais surtout, il est le premier à utiliser dans ses calculs des racines carrées imaginaires de nombres négatifs pour obtenir finalement la solution réelle tant recherchée, et à poser de manière systématique des règles de calcul pour ces nombres.
Voici, pour terminer cette très libre évocation historique, le texte du poème de Tartaglia qui décrit sa méthode de résolution.
Quando chel cubo con le cose appresso
Se agguaglia à qualche numero discreto
Trouan dui altri differenti in esso.
Dapoi terrai questo per consueto
Che'llor produtto sempre sia eguale
Alterzo cubo delle cose neto,
El residuo poi suo generale
Delli lor lati cubi ben sottratti
Varra la tua cosa principale.
In el secondo de cotestiatti
Quando che'l cubo restasse lui solo
Tu osseruarai quest'altri contratti,
Del numer farai due tal part'à uolo
Che l'una in l'altra si produca schietto
El terzo cubo delle cose in stolo
Delle qual poi, per communprecetto
Torrai li lati cubi insieme gionti
Et cotal somma sara il tuo concetto.
El terzo poi de questi nostri conti
Se solue col secondo se ben guardi
Che per natura son quasi congionti.
Questi trouai, e non con passi tardi
Nel mille cinquecentè, quatro e trenta
Con fondamenti ben sald'è gagliardi
Nella Citta dal mar'intorno centa.Et pour ceux qui ne lisent pas l'italien, voici une traduction de la première partie avec, entre crochets, les étapes de la méthode de résolution décrite par le texte.
Quand le cube avec les choses
Est égalé à un certain nombre [Cas ]
Trouves-en deux autres qui diffèrent de ce dernier [Trouver et ]
Ensuite tu tiendras ceci pour habituel [tels que ]
Que leur produit soit égal
Au tiers du cube, des choses exactement [et tels que ]
Ensuite son reste général,
De leurs racines cubiques bien soustraites,
Vaudra ta chose principale. [Alors .]