Le rossignol et les chenilles

Même brillant, jouissant de l'estime des meilleurs mathématiciens du moment, il n'est apparemment pas évident de se considérer reconnu à sa juste valeur. Voyez Joseph Liouville (1809-1882) 56. Quand en 1859 Briot et Bouquet publient une «Théorie des fonctions elliptiques», ils prennent bien soin d'en reconnaître à Liouville la paternité.
Nous devons rappeler que M. Liouville a exposé, dans un cours professé au Collège de France, une théorie des fonctions elliptiques basée sur la considération de la double périodicité. La programme de ce cours a été publié dans les Comptes-Rendus de 1851. Les savantes leçons de l'illustre géomètre, et les beaux travaux de M. Hermite sur le même sujet, ont été le point de départ de nos propres recherches.
Malgré cet hommage, Liouville enrage de n'avoir pas été le premier à publier sa théorie. Dans ses cahiers, il traite Biot et Bouquet de «vils voleurs, mais très dignes jésuites. Élus comme voleurs par l'académie !!!!!» ; et d'ajouter une citation de Voltaire : «On dit qu'il faut qu'il y ait des chenilles, parce que les rossignols les mangent, pour mieux chanter». Liouville avait vécu quelques années auparavant une expérience douloureuse, lors d'une candidature au Collège de France. Guillaume Libri, meilleur communicateur que mathématicien, avait réussi à mystifier le milieu scientifique, au point d'être préféré à Cauchy et Liouville par les professeurs du Collège, en partie pour des raisons politiques. Il faut dire que la plupart ignoraient tout de son «charlatanisme», et personne ne pouvait encore savoir que Libri, utilisant ses fonctions d'Inspecteur des bibliothèques publiques, finirait par être condamné pour vol. « Je suis profondément humilié, comme homme et comme géomètre, de qui s'est passé hier au Collège de France» enrage Liouville. Liouville a laissé dans l'histoire des mathématiques une trace plus profonde que Libri ; par ses travaux bien sûr, en particulier sur les fonctions d'une variable complexe, mais aussi par l'influence qu'il a exercée sur ses étudiants. L'un d'eux écrit :
M. Liouville a été un des plus brillants professeurs qu'on ait jamais entendus. Ses leçons ont si vivement frappé ma jeunesse, qu'aujourd'hui encore je garde un vif souvenir de la saisissante clarté qui était son apanage. Aussi, quand plus tard j'ai eu le bonheur de l'entendre parler à l'Institut, n'étais-je pas trop surpris de l'effet que sa parole produisait sur nos confrères, émerveillés d'avoir pu un instant pénétrer, à sa suite, les questions les plus difficiles de la haute analyse.

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