Ainsi qu'on peut donner trois noms aux équations, soit qu'il y en a qui sont plus que rien ; d'autres moins que rien ; & d'autres enveloppées, comme celles qui ont des , comme ou autres nombres semblables.Il énonce alors ce qui deviendra le «théorème fondamental de l'algèbre» : tout polynôme de degré a racines. Il donne aussi l'expression des coefficients en fonction des racines. En 1637, Descartes enfonce le clou :
Sachez donc qu'en chaque équation, autant que la quantité inconnue a de dimensions, autant il peut y avoir de diverses racines, c'est-à-dire de valeurs de cette quantité. [...] Mais souvent il arrive, que quelques unes de ces racines sont fausses, ou moindres que rien. Au reste, tant les vraies racines que les fausses ne sont pas toujours réelles, mais quelques fois seulement imaginaires ; c'est-à-dire qu'on peut bien toujours en imaginer autant que j'ai dit en chaque équation ; mais qu'il n'y a quelquefois aucune quantité, qui corresponde à celles qu'on imagine.Pendant plus d'un siècle, on allait s'accomoder de la situation. À peu près en même temps, vers 1746, Euler et d'Alembert tentent de justifier ce qui avait fini par devenir une évidence. Voici ce qu'écrit d'Alembert.
Soit un multinôme quelconque , tel qu'il n'y ait aucune quantité réelle qui étant substituée à la place de , y fasse évanouir tous les termes, je dis qu'il y aura toujours une quantité à substituer à la place de , et qui rendra ce multinôme égal à zéro.La démonstration d'Euler, comme celle de d'Alembert, utilisait des arguments d'analyse dont la justification rigoureuse allait attendre encore un bon siècle. Surtout, le postulat de l'existence des racines restait plus ou moins explicitement admis, sans que leur statut soit explicité. Dans sa thèse en 1799, le jeune Gauss ne se prive pas de critiquer ses prédécesseurs.
Comme nous ne pouvons pas imaginer d'autres formes de grandeurs autres que réelles ou imaginaires, il n'est pas entièrement clair en quoi ce qui est à démontrer diffère de ce qui est supposé ; mais en supposant que nous puissions penser à d'autres formes de grandeurs [...]
Comment ces grandeurs, dont nous n'avons aucune espèce de représentation - ces ombres d'ombres - doivent être ajoutées ou multipliées, cela ne peut pas être énoncé avec le degré de clarté nécessaire en mathématiques. [...]
Si on mène des opérations avec ces racines impossibles, comme si elles existaient, et si on dit par exemple, que la somme de toutes les racines de l'équation est égale à même si certaines d'entre elles peuvent être impossibles (ce qui signifie réellement : même si certaines sont non-existantes et donc manquantes), alors je ne peux que dire que je désapprouve totalement ce genre d'argument.Gauss donnera au cours de sa carrière 4 démonstrations différentes du théorème : celle de 1799, encore incomplète, deux en 1816 et une dernière en 1849, cinquante ans après la première ! Il ne fut pas le seul. Voici comment Cauchy introduit sa «Seconde note sur les racines imaginaires des équations», publiée au Bulletin de la Société Philomatique en 1817.
Qu'il soit toujours possible de décomposer un polynôme en produit de facteurs réels du premier et du second degré ; ou, en d'autres termes, que toute équation, dont le premier membre est une fonction rationnelle ou entière de la variable , puisse toujours être vérifiée par des valeurs réelles ou imaginaires de cette variable : c'est une proposition que l'on a déjà prouvée de plusieurs manières. MM. Lagrange, Laplace et Gauss ont déjà employé diverses méthodes pour l'établir ; et j'en ai moi-même donné une démonstration fondée sur des considérations analogues à celles dont M. Gauss a fait usage.Étonnamment, les 4 plus grands mathématiciens de ce début de XIXesiècle (Cauchy, Lagrange, Laplace, Gauss), avaient été devancés. Un amateur, né à Genève et libraire à Paris, était l'auteur d'un pas décisif. Jean-Robert Argand (1768-1822) avait publié en 1806 un «Essai sur une manière de représenter les quantités imaginaires dans les constructions géométriques», passé totalement inaperçu. Il faut dire que non content d'être inconnu du milieu mathématique parisien, l'auteur n'avait pas signé. En 1813, Jacques-Frédéric Français publie «Nouveaux principes de Géométrie de position et interprétation géométrique des symboles imaginaires». À la fin de l'article, il reconnaît honnêtement avoir trouvé ces idées dans une lettre de Legendre à son frère décédé, citant un mémoire anonyme. Une discussion s'engage dans le cadre des Annales de mathématiques pures et appliquées ; Argand se fait connaître, publie un résumé de son mémoire de 1806, puis en 1814 «Réflexions sur la nouvelle théorie des imaginaires, suivies d'une application à la démonstration d'un théorème d'analyse». Ce «théorème d'analyse» est le théorème fondamental de l'algèbre, et la démonstration d'Argand commence par interpréter un polynôme comme une transformation géométrique du plan complexe ; l'enjeu consiste alors à montrer que cette transformation est surjective. Pour la première fois, le théorème est énoncé en toute généralité (pour des polynômes à coefficients complexes), et si certaines justifications laissent encore à désirer, il est tout à fait possible avec les outils d'analyse actuels d'en tirer une démonstration rigoureuse. L'interprétation géométrique des opérations dans était promise à un bel avenir. La méthode est définitivement consacrée par Cauchy en 1847.
Mais, après de nouvelles et mûres réflexions, le meilleur parti à prendre me paraît être d'abandonner entièrement l'usage du signe , et de remplacer la théorie des expressions imaginaires par la théorie des quantités que j'appellerai géométriques.Cauchy attribue à Argand l'idée que « est un signe de perpendicularité». Pourtant, Argand n'est toujours pas le premier. Né en 1745 près d'Oslo, Caspar Wessel a fait ses études à Copenhague2. Ayant obtenu un emploi de l'Académie des Sciences pour travailler sur la cartographie et le cadastre du Danemark, il y passa toute sa vie. Son frère connu comme poète, le décrit ainsi.
Il dresse des cartes en étudiant la loiIl est l'auteur d'un unique mémoire, présenté à l'Académie des Sciences du Danemark en 1797 : «Om directionens analytiske belegning». Écrit en danois, ce travail n'avait aucune chance d'être remarqué de Gauss ou Laplace ; il fut oublié des danois et des norvégiens eux-mêmes. Redécouvert et traduit un siècle plus tard, on s'aperçut qu'il décrivait tout à fait clairement la vision géométrique du plan complexe redécouverte plus tard par Argand, et abondamment utilisée depuis. En publiant, l'un de manière anonyme, l'autre en danois, Argand et Wessel n'avaient pas assuré leur place dans l'Histoire. Mais il eut pire. Pierre-Marie-François Daviet de Foncenex, sujet du royaume du Piémont était un savoyard né à Thonon en 1734. En 1759 alors cadet à l'école d'artillerie de Turin, il publie aux commentaires de l'académie de Turin un article philosophico-mathématique dans lequel il croît bon de critiquer les travaux d'Euler3.
Aussi travailleur que je suis paresseux, moi.
On rencontre si souvent des quantités imaginaires dans les expressions algébriques qu'il serait à souhaiter qu'on se fût attaché à en examiner avec plus de soin la nature et l'origine.
[...]
Si on réflechit sur la nature des racines imaginaires, qui comme on sait impliquent contradiction entre les données, on concevra évidemment qu'elles ne doivent point avoir de construction Géométrique possible, puisqu'il n'est point de manière de les considérer, qui lève la contradiction qui se trouve entres les données immuables par elles-mêmes.Voilà ce qui s'appelle manquer de puissance visionnaire. Après son décès en 1799, le pauvre Foncenex fut accablé par la postérité. Voici le début de la notice qui lui est consacrée dans la « Biographie universelle ancienne et moderne, ouvrage entièrement neuf rédigé par une société de gens de lettres et de savants», parue en 1816.
FONCENET (FRANÇOIS DAVIET DE), Géomètre, naquit en 1734 à Thonon, petite ville de la Savoie, et non pas en Piémont, comme quelques auteurs l'ont imprimé. Son père, à qui la littérature et la philosopie n'étaient pas étrangères, le fit passer de bonne heure à Turin. Il y reçut des leçons du célèbre Lagrange ; et la manière dont il en profita, changea bientôt le disciple en véritable ami du maître. Foncenet [sic] fut admis à l'académie des sciences de Turin en 1778. Il y présenta, sur l'analyse algébrique, sur les principes généraux de la mécanique et sur l'analyse transcendante, plusieurs savants Mémoires qui lui donnèrent une place distinguée parmi les géomètres. Malheureusement pour lui, sa réputation vient d'être presque entièrement détruite par quelques révélations échappées à Lagrange dans ses derniers jours. Il paraît que ce grand génie, aussi généreux que fécond, dans l'intention d'obliger un ami, père de famille, fournissait à Foncenet la partie analytique de ses Mémoires, en lui laissant le soin de développer les raisonnements sur lesquels portaient les formules. Ces Mémoires n'ont jamais paru sous le nom de Lagrange ; mais on y remarque cette marche analytique qui, depuis, a fait le caractère de ses plus belles productions.Comment affronter l'Histoire avec un tel handicap ?