Un voyage à Anticythère

Nous sommes en octobre 1900, et le mauvais temps sévit en Méditerranée. De retour d'Afrique, le capitaine Dimitrios Kondos décide de laisser passer la tempête sur l'île d'Anticythère, entre Cythère et la Crète. Bien équipés pour la plongée avec leurs costumes de toile et leurs casques de cuivre, les hommes passent le temps en pêchant des éponges, quand l'un d'eux tombe sur une épave. Datant du premier siècle av. J.C., celle-ci révèle une cargaison riche et assez hétéroclite, probablement le butin d'un général romain de retour d'Athènes. La découverte la plus étonnante fut faite vers la fin de la fouille par les archéologues : un mécanisme comprenant trois cadrans et des dizaines d'engrenages. Plusieurs théories se sont affrontées depuis sur l'usage de cette machine, mais les reconstitutions les plus récentes ont permis d'établir qu'elle effectuait toutes sortes de calculs astronomiques, entre autres la prédiction des éclipses, en tenant compte des théories les plus sophistiquées de l'époque1. On savait par les écrits de Cicéron, qu'Archimède avait construit des dispositifs mécaniques visualisant le mouvement apparent du soleil, de la lune et des cinq planètes connues à l'époque. Mais ces machines n'avaient pas été conservées et personne n'imaginait que les dispositifs mécaniques de calcul astronomique aient pu atteindre il y a si longtemps la sophistication et la complexité du mécanisme d'Anticythère. Des horloges et des automates élaborés ont donc été construits dès l'antiquité. Ils furent portés à un très haut degré de perfection par les savants arabes à partir du IXesiècle. Parmi ces inventeurs, la palme du courage revient à Abbas ibn Firnas (810-887), qui vivait en Andalousie. Voici ce qu'en dit Al Maqqari, historien marocain du XVIIesiècle.
[Il] fut le premier à fabriquer du verre à partir du sable et en établit des fabriques en Andalousie. Il passe aussi pour être le premier à avoir introduit dans ce pays le fameux traité de prosodie de Khalil, et à y avoir enseigné la science de la musique. Il inventa un instrument appelé al-minkálah, par lequel on marquait le temps en musique sans avoir recours à des notes ou des figures. Entre autres expériences très curieuses qu'il fit, il essaya de voler. Il se couvrit de plumes à cet effet, attacha une paire d'ailes à son corps, et montant sur une éminence, il se lança dans l'air. Selon le témoignage de plusieurs écrivains dignes de confiance témoins de l'exploit, il vola sur une distance considérable, comme s'il avait été un oiseau ; mais au moment de se poser à l'endroit d'où il était parti, son dos fut grièvement blessé, car il ne savait pas que les oiseaux quand ils se posent arrivent sur leur queue, et il avait oublié de s'en procurer une. Múmen Ibn Saíd a dit, dans un vers où il évoque cet homme extraordinaire, «Il surpassa en vitesse le vol de l'autruche, mais il négligea de munir son corps de la force du vautour».

Le même poète a aussi fait allusion à une représentation des cieux que cet ibn Firnas, qui était un astronome consommé, avait fabriquée dans sa maison, et où les spectateurs avaient l'impression qu'ils voyaient les nuages, les étoiles, les éclairs, et qu'ils entendaient le bruit terrible de la foudre. «Les cieux de Abú-l-kásim Ábbás, le savant, feront fortement impression sur ton esprit par l'étendue de leur perfection et de leur beauté. Tu entendras le tonnerre gronder, des éclairs croiseront ta vue, et par Allah, le firmament même temblera sur ses fondations. Mais ne vas pas au sous-sol, sauf si tu y tiens, car je l'ai fait et en voyant la tromperie j'ai craché au visage de son créateur».

Le vers qui suit est de la main même de ibn Firnas, qui l'avait adressé à l'Émir Mohammed. «J'ai vu le Prince des croyants, Mohammed, et l'étoile florissante de la bienveillance brillait sur son front». Ce à quoi Múmen répondit, quant il en eut connaissance, «Oui, tu as raison, mais elle s'évanouit au moment même où tu t'en es approché ; tu as fait de la face du Calife un champ où les étoiles fleurissent ; hélas tu en as fait aussi un tas d'excréments, car les plantes ne poussent pas sans fumier».
Difficile d'en déduire ce qui était le plus dangereux dans l'Andalousie de l'époque : se jeter dans le vide, tromper ses visiteurs, ou déplaire au Calife ?

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