Dépouillé d'une gloire

Nous vous l'avons déjà dit, la gloire d'avoir dégagé la notion de convergence uniforme revient à l'école allemande de la seconde moitié du XIXe ; elle a bel et bien échappé aux mathématiciens français, et à leur représentant le plus illustre, Cauchy. Devrait-elle revenir à un pays neutre ? Isaac Charles Elie Cellérier de Seigneux (1818-1889) helvète de naissance, fut professeur à l'Université de Genève, de 1875 à 1889. On ignore quand il écrivit sa «Note sur les principes fondamentaux de l'analyse» 7. Voici ce que précisent les éditeurs en note de bas de page.
Ce mémoire a été trouvé dans les papiers de M. Cellérier, professeur à Genève, mort l'année dernière.

Il est entièrement écrit de sa main sur un papier jauni par le temps ; l'auteur a mis sur la feuille qui le renfermait la suscription que voici : «Très important, et, je crois, nouveau. - rédaction correcte. Peut être publié tel quel.» Malheureusement, le Mémoire ne comporte aucune date, et il sera sans doute impossible de savoir si les résultats essentiels qu'il contient ont été, ou non, obtenus avant ceux que l'on doit à MM. Weierstrass, Schwarz, du Bois-Reymond, Darboux, Dini, etc. Quoi qu'il en soit, ils ont été obtenus indépendamment des travaux que nous venons de rappeler, comme le prouvera la lecture du Mémoire, et en particulier la phrase suivante que l'auteur n'aurait sûrement pas écrite s'il avait eu connaissance des recherches dont les fondements de l'Analyse ont été l'objet depuis une vingtaine d'années.
Quelle phrase ?
On pourrait, par un raisonnement analogue, c'est-à-dire en partageant $ \beta-\alpha$ en intervalles de plus en plus petits, et considérant le nombre déterminé par la suite de leurs limites inférieures, démontrer quelques autres propriétés essentielles de toutes les fonctions continues, celles de ne pouvoir passer d'une valeur à une autre sans devenir exactement égale à tout nombre intermédiaire, d'être susceptible d'une valeur maxima et minima qu'elle atteint pour une valeur au moins de la variable, etc. Ces questions offrent peu d'intérêt, vu leur évidence. Nous remarquerons seulement que l'intégrale

$\displaystyle \int_\alpha^\beta f(x)\,\mathrm{d}x
$

a un sens absolument déterminé, en désignant par $ f(x)$ la fonction. Si l'on partage l'intervalle $ \beta-\alpha$ en $ n$ parties égales, puis chacune en $ n$ autres, et ainsi de suite à l'infini, on peut faire correspondre une somme de produits dont chacun est celui de la valeur commune de l'intervalle, par la valeur minima de la fonction quand la variable s'y trouve comprise ; la somme de ces produits correspondant à chaque intervalle étant désignée par $ s_1$ pour le premier mode de partage, par $ s_2$ pour le deuxième, et aisni de suite, ces nombres $ s_1, s_2,
s_3,\ldots$ formés suivant une loi déterminée, sont en nombre infini, constamment croissants, et la limite dont ils s'approchent est l'intégrale ci-dessus.
En clair, Cellérier avait parfaitement compris comment rendre rigoureux les énoncés portant sur une fonction continue définie sur un intervalle fermé borné : théorème des valeurs intermédiaires, extrema atteints... tout juste daigne-t-il préciser comment définir son intégrale. Mais ce n'était pas tout. Voici la définition de la continuité uniforme :
Une autre manière de concevoir la continuité consisterait à dire que, quelque petit que soit $ \gamma$, on peut toujours trouver un nombre $ h$ tel qu'on ait $ f(x)-f(y)<\gamma$ quand $ x-y<h$, $ x$ et $ y$ étant compris entre $ \alpha$ et $ \beta$, du reste quelconques. Cela revient à dire qu'on peut trouver une limite $ h$ convenant à la fois à toutes les valeurs de $ x$. Ce nouvel énoncé n'est point tout à fait équivalent au précédent.
Mais aussi la convergence uniforme des séries de fonctions :
Une série dont les termes sont fonctions continues entre $ x=\alpha$, $ x=\beta$ sera aussi fonction continue entre ces deux limites si elle satisfait ce que nous nommerons la condition de convergence commune, c'est-à-dire si, quel que soit $ \gamma$, on peut trouver un nombre $ n$ qui convienne à la fois à toutes les valeurs de $ x$.
Cellérier donne la conséquence sur la continuité de la somme, puis sur son intégrale.
Représentons toujours par $ f(x)$ la somme d'une série convergente dont les termes sont fonctions continues de $ x$ quand cette variable croît de $ \alpha$ à $ \beta$. S'il y a une convergence commune, alors les intégrales des termes prises entre deux limites comprises entre $ \alpha$ et $ \beta$ auront pour somme $ \int f(x)\,\mathrm{d}x$ prise entre les mêmes limites.
Il n'en reste pas là.
Considérons la fonction donnée par la série suivante.

$\displaystyle f(x) = \frac{\sin a x}{a}+ \frac{\sin a^2 x}{a^2}+ \frac{\sin a^3 x}{a^3}+\ldots
= \sum \frac{\sin a^n x}{a^n}
$

dans laquelle $ a$ est un entier constant que nous supposerons positif et très grand. La série étant plus convergente que la progression $ \frac{1}{a}+\frac{1}{a^2}+\ldots$, il est clair qu'elle a une convergence commune entre deux valeurs quelconques de $ x$, et que, par suite, $ f(x)$ est une fonction continue.

Cette série nous fournira un exemple soit d'une fonction qui n'a jamais de dérivée, soit d'une fonction qui n'a jamais aucune période de croissance ou de décroissance ; ces propriétés seront plus aisées à vérifier en supposant $ a$ pair pour la première et impair pour la seconde.
Le premier exemple publié de fonction continue nulle part dérivable est celui de Weierstrass en 1875 ; On a su depuis que Bolzano en avait un avant. Cellérier a-t-il la priorité ? Il a laissé peu de traces dans l'histoire des mathématiques. Voici comment il figure dans les «souvenirs d'un arpenteur genevois»8.
Ce dernier, contemporain de mon père, n'écoutait jamais une leçon de mathématiques au collège. Interrogé, il levait le nez du livre qu'il lisait, s'informait de quoi il était question, improvisait une démonstration toujours satisfaisante et se replongeait dans sa lecture. J'ai eu de lui des leçons de calcul différentiel et intégral. Son extrême modestie lui a valu d'être dépouillé d'une gloire dont se para un mathématicien de Paris, professeur en Sorbonne. Ce professeur venait de déclarer en chaire qu'on ne savait pas intégrer les fonctions elliptiques. Raoul Pictet, qui se trouvait parmi les assistants, s'approcha de lui après la leçon et lui communiqua le procédé, qu'il tenait de Charles Cellérier, pour intégrer les équations différentielles elliptiques. La démonstration parut dans la nouvelle édition de son cours que le professeur français se hâta de faire paraître, mais le nom de Cellérier n'y figura pas.


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