Début 1805, deux postes sont vacants à l'université de Prague :
un en mathématiques, l'autre en «Sciences de la religion».
Bernard Bolzano (1781-1848) vient de soutenir sa thèse de
mathématiques1.
Il a suivi des études de philosophie et de
théologie ; il s'apprête à soutenir une thèse de philosophie
et à être ordonné prêtre.
Ses qualifications lui permettent donc de prétendre aux
deux postes, mais un candidat ayant plus d'expérience pédagogique
ayant obtenu la chaire de mathématiques, il devient professeur de sciences
de la religion. Mauvaise pioche !
Cette chaire venait d'être créée pour faire
obstacle à la diffusion des idées libérales de la philosophie
des lumières et de la révolution française,
et enseigner les principes de la morale chrétienne
aux étudiants en philosophie ; or Bolzano intitule son discours inaugural
«De la nécessité d'une foi qui avance sur des bases rationnelles ».
Trois mois après sa prise de fonctions, un décret impérial le révoque,
l'accusant de diffuser les idées de Kant. C'était faux : toute sa vie
Bolzano se présentera lui-même comme l'«anti-Kant», souhaitant
«endiguer - par la diffusion de notions claires - l'épouvantable
désordre que Kant, sans le présumer lui-même, a occasionné par ses
philosophèmes en Allemagne».
Bolzano se justifie et est réintégré ;
mais, plutôt que le manuel de religion édicté par l'aumonier
de la cour, il continue à exposer ses vues sur une société
égalitaire, sur le droit des Tchèques à parler leur langue,
sur le racisme et l'esclavage, sur l'éducation
sexuelle, sur la séparation des pouvoirs religieux et politiques, etc.
Le plus étonnant finalement, est qu'il soit resté en fonction
aussi longtemps ; le 24
décembre 1819, Bolzano est définitivement révoqué et placé
sous surveillance
policière. Suit un procès de 5 ans, à l'issue duquel on lui interdit toute
activité sur le territoire de l'Empire Austro-Hongrois, ainsi que
toute publication. L'interdiction ne sera levée partiellement pour
les écrits
scientifiques, qu'en 1830. Souffrant de tuberculose et hébergé par un couple
d'amis, son chômage forcé lui permet
de se consacrer exclusivement à son uvre. Rien moins que
«d'énoncer les règles qui président à un exposé scientifique,
c'est-à-dire les règles d'après lesquelles nous devons procéder
lorsqu'il s'agit de diviser le domaine entier de la vérité en
sciences particulières et de rédiger pour chacune des manuels».
Une uvre immense : une fois publié, l'ensemble comportera
60 volumes, la plupart en 2 ou 3 tomes : logique, épistémologie,
religion, et bien sûr mathématiques. Mais en attendant, pas
question de braver
l'interdiction de publier. Sentant sa mort prochaine, Bolzano confie
par testament
l'ensemble de ses manuscrits à un de ses élèves, dont il avait
supervisé
la formation depuis son plus jeune âge. Il attendait beaucoup de la
postérité :
à propos de sa «Philosophie des Sciences», il dit : «
Si les vues exposées dans ce livre sont justes, elles feront la
révolution dans
plus d'une science : à savoir en métaphysique, en morale et en droit,
en esthétique, en mathématique, dans la partie rationnelle de la physique,
dans la théorie philosophique du langage et (Dieu nous garde)
aussi en théologie».
Malheureusement, cet élève, par indolence,
manque d'intérêt ou incompréhension,
ne se montre pas particulièrement pressé, en particulier
en ce qui concerne les écrits scientifiques. Il faut dire que l'élève
était plus porté sur la philosophie, la littérature et l'esthétique que
sur les mathématiques. Il finira par léguer le fond de manuscrits
en sa possession
à l'académie tchèque des sciences. Il faudra un bon siècle
après la mort
de Bolzano, et les efforts conjugués de nombreux chercheurs, pour comprendre
l'ampleur de ce que Bolzano avait laissé. Il serait un peu
réducteur de blâmer
uniquement l'élève des retards dans la diffusion de la pensée de Bolzano.
L'interdiction impériale, les réticences philosophiques ou religieuses,
la difficulté même du contenu ont certainement joué. Il
n'empêche : certains
considèrent, non sans quelque exagération, que le progrès des
mathématiques
en a été retardé d'un bon demi-siècle. Au fait : le nom de cet élève
philosophe et quelque peu négligent ? Robert Zimmermann
(1824-1898).