Intégrales elliptiques

Il y a plus de deux millénaires, Archimède savait déjà calculer l'aire délimitée par un arc de parabole. Pourtant, jusqu'au XVIIe siècle, calculer la longueur d'un arc de courbe fut considéré comme impossible. L'idée qu'un arc de courbe puisse être mesuré au même titre qu'un segment de droite semblait même absurde à beaucoup de mathématiciens. Le progrès vint de l'idée que la longueur d'un arc de courbe puisse être approchée par celle d'une chaîne de segments ayant leurs extrémités sur la courbe. Pierre de Fermat (1601-1665) fut le premier à réaliser que le calcul d'un arc de courbe se ramenait au calcul de l'aire inscrite sous une autre courbe, soit en termes modernes, une intégrale. Pourtant, même après que la méthode de calcul fut comprise, les tentatives pour calculer la longueur d'un arc d'ellipse échouèrent. Voici une des façons d'écrire le problème. Les équations paramétriques d'une ellipse parallèle aux axes sont :

$\displaystyle \left\{\begin{array}{lcl}
x(t)=a\cos(t)\\
y(t)=b\sin(t)\;.
\end{array}\right.
$

$ a$ et $ b$ désignent les longueurs du demi-axe horizontal et du demi-axe vertical (figure 3).
Figure: Ellipse d'équations paramétriques $ x(t)=a\cos(t)$, $ y(t)=b\sin(t)$.
\includegraphics[width=8cm]{arcellipse}
La formule pour calculer la longueur d'un arc de courbe paramétrique entre deux valeurs $ t_0$ et $ t_1$ du paramètre est :

$\displaystyle \int_{t_0}^{t_1} \sqrt{(x'(t))^2+(y'(t))^2} \mathrm{d}t\;.
$

Ici la longueur de l'arc de courbe compris entre l'axe horizontal et le rayon d'angle $ \theta$ est :

$\displaystyle L(\theta)=\int_0^\theta \sqrt{a^2\sin^2(t)+b^2\cos^2(t)} \mathrm{d}t\;.
$

Dans le cas où l'ellipse est un cercle ($ a=b$), il n'y a aucun problème car la fonction à intégrer est constante. Mais si $ a\neq b$ ? Voici ce que donne le changement de variable $ \sin(t)=u$, en posant $ x=\sin(\theta)$ :

$\displaystyle L(\theta)=\int_0^x \frac{\sqrt{a^2 u^2+b^2(1-u^2)}}{\sqrt{1-u^2}} \mathrm{d}u
=
b\int_0^x \frac{\sqrt{1-k^2u^2}}{\sqrt{1-u^2}} \mathrm{d}u\;.
$

avec $ k^2=1-a^2/b^2$ (quitte à effectuer une rotation de $ \pi/2$, on peut supposer $ a<b$). En multipliant en haut et en bas par le numérateur, il vient :

$\displaystyle \frac{L(\theta)}{b}=
\int_0^x \frac{1-k^2u^2}{\sqrt{1-k^2u^2}\sqrt{1-u^2}} \mathrm{d}u\;,
$

soit

$\displaystyle \frac{L(\theta)}{b}=
\int_0^x
\frac{1}{\sqrt{1-k^2u^2}\sqrt{1-u^2...
...athrm{d}u
-k^2\int_0^x
\frac{u^2}{\sqrt{1-k^2u^2}\sqrt{1-u^2}} \mathrm{d}u\;.
$

La seconde de ces deux primitives se calcule grâce à une intégration par parties. Mais la première ne se calcule pas : c'est ce qu'on appelle une intégrale elliptique.

$\displaystyle I(x)=\int_0^x \frac{1}{\sqrt{1-k^2u^2}\sqrt{1-u^2}} \mathrm{d}u\;.
$

Le premier à s'être posé le problème est Wallis en 1655. Il avait exprimé le résultat sous forme d'une série entière, et montré que les longueurs d'autres arcs de courbes conduisaient à des problèmes du même type. Liouville devait démontrer plus tard que $ I(x)$ ne s'exprime pas à l'aide des fonctions usuelles, mais dès la fin du XVIIIe siècle, on commence à étudier les propriétés de $ I(x)$ comme une nouvelle fonction, à l'égal de l'exponentielle et des fonctions trigonométriques, sans plus chercher à la calculer explicitement.

Un progrès considérable fut réalisé indépendamment par Abel et Jacobi en 1826. Ils eurent l'idée, d'une part de prendre la réciproque de la fonction $ x\mapsto I(x)$, d'autre part d'étendre cette réciproque en une fonction à valeurs complexes. Cette nouvelle fonction, et ses généralisations, allaient jouer un rôle important en analyse, en géométrie et en théorie des nombres. Les généralisations portent désormais le nom d'intégrales abéliennes, en hommage à Abel.

Né en 1802 dans une île proche de Stavanger en Norvège, Niels Henrik Abel, second fils d'une famille de sept enfants, dut assumer à 18 ans, après le décès de son père, la responsabilité de sa famille. En plus des leçons particulières qu'il devait donner pour nourrir les siens, il continua à étudier, et à 20 ans, il écrivit un mémoire démontrant l'impossibilité de la résolution d'une équation du cinquième degré par radicaux. Avec son travail sur les intégrales elliptiques, il était déjà à 24 ans, l'auteur de plusieurs résultats majeurs. Il entreprit alors un tour d'Europe pour rencontrer les grands mathématiciens du moment. Malheureusement, auprès de Gauss comme de Cauchy, il se heurta à la négligence et l'incompréhension. Chargé de présenter les travaux d'Abel à l'Académie des Sciences, Cauchy commença par égarer le mémoire. Pressé par Legendre, il finit par écrire un rapport bâclé, indigne de lui et de la qualité du travail d'Abel. L'Académie des Sciences ne rendit justice à Abel qu'en 1830, après sa mort, et il fallut pour cela une démarche diplomatique de la Norvège.

Découragé et très démuni, Abel mourut en avril 1829 d'une tuberculose pulmonaire avant d'avoir atteint ses 27 ans. Il n'a jamais su que son nom serait un jour donné à des fonctions, plusieurs théorèmes importants...  et à un des prix les plus prestigieux en mathématiques.


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