Le grand plan de Sophie Germain

Après la démonstration du cas $ n=4$ par Fermat lui-même, il n'y eut pas beaucoup de progrès jusqu'à Euler, qui annonce avoir démontré le cas $ n=3$ dans une lettre à Goldbach de 1753. Sa démonstration contenait une erreur, laquelle pouvait être corrigée par d'autres méthodes également dues à Euler ; de sorte que l'on s'accorde à lui en faire crédit : après tout, c'était le mathématicien le plus prolifique de tous les temps. Vient ensuite Sophie Germain. En 1789 elle a 13 ans, elle vit à Paris, et deux événements ont pu l'impressionner durablement cette année-là. La Révolution Française est l'un d'entre eux : son père, d'une famille bourgeoise de commerçants était député du tiers-état. L'autre événement est sa lecture dans une histoire des mathématiques de la mort tragique d'Archimède. Elle se met à étudier les mathématiques avec passion, au point que ses parents lui confisquent bougies et couvertures pour qu'elle ne passe plus ses nuits à travailler. Devant la détermination de la jeune fille, ils finissent par lui laisser le champ libre : elle continue son apprentissage, mais sans jamais suivre le moindre cours. En 1794, l'École Polytechnique nouvellement créée compte parmi ses professeurs un des plus grands mathématiciens du moment, Joseph-Louis Lagrange. Sans que l'on sache comment, Sophie Germain réussit à se procurer les notes de cours de Lagrange et les étudie à fond. Elle a alors l'idée d'écrire à l'auteur sous le nom emprunté d'un élève de l'école. Lagrange, intrigué par la justesse et la profondeur des remarques qu'il reçoit, demande à rencontrer ce «Monsieur Le Blanc» qui a si bien compris ses cours. Face à la jeune fille de 19 ans, il est impressionné : il devient son ami et son mentor en sciences. Quatre ans plus tard, Adrien-Marie Legendre (1752-1833) publie une synthèse de nombreux résultats nouveaux d'arithmétique obtenus par Euler, Lagrange et lui-même. Sophie Germain étudie cet «Essai sur la théorie des nombres» avec passion, et entame une correspondance avec son auteur. Plusieurs autres éditions complétées suivront, dont un «second supplément» en 1825, portant «sur quelques objets d'analyse indéterminée et particulièrement sur le théorème de Fermat». Voici ce qu'on y lit, dans une note de bas de page.
Cette démonstration qu'on trouvera sans doute très ingénieuse, est due à Mlle Sophie Germain, qui cultive avec succès les sciences physiques et mathématiques, comme le prouve le prix qu'elle a remporté à l'Académie sur les vibrations des lames élastiques. On lui doit encore la proposition de l'art. 13 et celle qui concerne la forme particulière des diviseurs premiers de $ \alpha$, donnée dans l'art. 11.
Et voilà Sophie Germain adoubée pour les siècles à venir : un théorème (d'ailleurs souvent cité de façon erronée) porte désormais son nom. Elle est l'auteur, certes d'autant plus remarquable qu'elle est une femme, d'un résultat accessoire qui a conduit à la résolution de quelques cas particuliers, méritant une note de bas de page. Est-ce vraiment tout ? Récemment, des chercheurs6 ont pris la peine de lire les manuscrits de Sophie Germain qui nous sont parvenus. Il ressort de leur étude que Sophie Germain avait un plan d'attaque sur le théorème de Fermat bien plus ambitieux que ne le laisse croire la place marginale à laquelle elle a été reléguée. Elle comptait, en procédant par l'absurde, démontrer que s'il y avait une solution, alors nécessairement les trois nombres $ x,y,z$ vérifiant $ x^p+y^p=z^p$ devraient être arbitrairement grands. Dans le mémoire de Legendre on lit un plan analogue, mais avec des méthodes de démonstration complètement différentes. Pourtant, autant Legendre que Sophie Germain connaissaient les raisons pour lesquelles leurs plans ne suffiraient pas à démontrer le théorème dans toute sa généralité. Celui de Legendre a permis de régler de nombreux cas. Qu'en aurait-il été si tous les travaux de Sophie Germain avaient été publiés ? On ne le saura jamais, mais certaines de ses techniques n'ont été redécouvertes qu'au siècle suivant. Voici ce qu'elle en dit.
Je n'ai jamais pu arriver à l'infini, quoique j'aie reculé bien loin les limites par une méthode de tâtonnement trop longue pour qu'il me soit possible de l'exposer ici. Je n'oserais même pas affirmer qu'il n'existe pas une limite au-delà de laquelle tous les nombres de la forme $ 2Np+1$ auraient deux résidus $ p$-ièmes placés de suite dans la série des nombres naturels. C'est le cas qui intéresse l'équation de Fermat.

Vous concevrez aisément, Monsieur, que j'ai dû parvenir à prouver que cette équation ne serait possible qu'en nombres dont la grandeur effraie l'imagination. Car elle est encore assujettie à bien d'autres conditions que je n'ai pas le temps d'énumérer à cause des détails nécessaires pour en établir [la véracité (?)]. Mais tout cela n'est encore rien, car il faut l'infini et non pas le très grand.
La lettre dont ce passage est extrait date de 1819 et est adressée à Gauss. Il avait un an de moins qu'elle, mais était devenu célèbre très vite. En 1801 (à 24 ans) il publie «Disquisitiones Arithmeticae», un livre très moderne dans sa manière d'aborder l'arithmétique, que Sophie Germain étudie soigneusement. Elle écrit alors à l'auteur pour lui faire part de ses découvertes en utilisant le même stratagème qu'avec Lagrange quelques années plus tôt. On trouve dans la correspondance de Gauss des traces de ce «Monsieur Leblanc» de Paris qu'il tient en haute estime. Mais à l'automne 1806, les troupes de Napoléon envahissent la Prusse où réside Gauss. Sophie Germain, se souvenant peut-être du sort d'Archimède lors du siège de Syracuse, avertit un ami de la famille, le général Pernety, qu'il convient de protéger à tout prix ce grand savant. Pernety s'acquitte de sa mission, rencontre Gauss, et lui dit à qui il doit sa recommandation. Sophie Germain écrit alors à Gauss sous son vrai nom et dévoile la supercherie. Dans la réponse (en français alors qu'il n'écrivait qu'en latin ou en allemand) que Gauss envoie en remerciement à Sophie Germain le 30 avril 1807, on sent au-delà des formules de politesse, une réelle admiration : le grand Gauss, connu pour son exigence et son caractère difficile, est clairement impressionné. Voici le début de cette lettre (orthographe de Gauss).
Votre lettre du 20 février, mais qui ne m'est parvenue que le 12 mars, a été pour moi la source d'autant de plaisir que de surprise. Combien l'acquisition d'une amitié aussi flateuse et précieuse est-elle douce à mon c\oeur ! L'intérêt vif, que vous avez pris à mon sort pendant cette guerre funeste, mérite la plus sincère reconnaissance. Assurément, votre lettre au général Pernety m'eût été fort utile, si j'avais été dans le cas d'avoir recours à une protection spécielle de la part du gouvernement françois. Heureusement les evenements et les suites de la guerre ne m'ont pas touché de trop près jusqu'ici, bien que je sois persuadé qu'elles auront une grande influence sur le plan futur de ma vie. Mais comment vous décrire mon admiration et mon étonnement, en voïant se metamorphoser mon correspondant estimé M. Leblanc en cette illustre personnage, qui donne un exemple aussi brillant de ce que j'aurois peine de croire. Le goût pour les sciences abstraites en général et surtoût pour les mysteres des nombres est fort rare : on ne s'en étonne pas ; les charmes enchanteurs de cette sublime science ne se decelent dans toute leur beauté qu'à ceux qui ont le courage de l'approfondir. Mais lorsqu'une personne de ce sexe, qui, par nos m\oeurs et par nos préjugés, doit rencontrer infiniment plus d'obstacles et de difficultés, que les hommes, à se familiariser avec ces recherches epineuses, sait neansmoins franchir ces entraves et penétrer ce qu'elles ont de plus caché, il faut sans doute, qu'elle ait le plus noble courage, des talens tout à fait extraordinaires, le génie supérieur. En effet, rien ne pourroit me prouver d'une manière plus flatteuse et moins équivoque, que les attraits de cette science, qui ont embelli ma vie de tant de jouissances, ne sont pas chimériques, que la predilection, dont vous l'avez honorée.

Les notes savantes, dont toutes vos lettres sont si richement remplies, m'ont donné mille plaisirs. Je les ai étudiées avec attention, et j'admire la facilité avec laquelle vous avez pénétré toutes les branches de l'Arithmetique, et la sagacité avec laquelle vous les avez su généraliser et perfectionner.
Comment les lettres et les manuscrits de Sophie Germain nous sont-ils parvenus, alors qu'elle-même n'a jamais rien publié de ses résultats arithmétiques ? Grâce à Guillaume Libri, qui a lui-même publié ses propres réflexions sur le théorème de Fermat, mais qui est surtout resté dans l'histoire pour s'être constitué à force de vols dans les bibliothèques publiques, une collection personnelle phénoménale. Il avait lié connaissance avec Sophie Germain lors d'une année sabbatique passée à Paris en 1824 et se disait son ami. La renommée mathématique de Sophie Germain était alors bien établie, et elle siégait (comme auditrice, n'exagérons rien tout de même) à l'Académie des Sciences, que Libri fréquentait assidument. Aujourd'hui les manuscrits de Sophie Germain sont partagés entre la Bibliothèque Nationale à Paris et la Biblioteca Moreniana, à Florence.

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