Parallèlement aux systèmes de notation des chiffres, des outils de calcul, permettant de réaliser les opérations usuelles sont également apparus très tôt. On les désigne sous le nom générique d'abaques (qui vient d'un mot grec signifiant «table à poussière»). Le principe commun est de constituer des colonnes dans lesquelles on place de petits cailloux (calculus en latin, d'où le mot «calcul») ou des jetons. Chaque colonne est associée à une puissance de dix : le nombre de jetons dans la colonne de droite indique le chiffre des unités, dans la colonne suivante le chiffre des dizaines, etc. Les bouliers sont des abaques dont les colonnes sont remplacées par des tiges le long desquelles on fait descendre les jetons. Pour passer d'un abaque à la numération de position, il fallait d'une part avoir l'idée de représenter par un symbole chacune des 9 quantités de jetons que l'on pouvait trouver dans une colonne, et aussi inventer un symbole pour noter une colonne vide. Ce passage a été effectué en Inde, semble-t-il dès les premiers siècles de notre ère. Mais noter ainsi un nombre en calquant sa représentation sur un abaque, ne signifiait pas pour autant que l'on sache effectuer des calculs sans abaque, en écrivant seulement des nombres. Il fallait pour cela accepter de considérer le symbole de la colonne vide, le zéro, comme un nombre ayant ses propres règles de calcul. Il est difficile de dater précisément l'apparition du zéro. La première trace indiscutable se trouve dans l'uvre du mathématicien-astronome Aryabhata, en 499 après J.-C. On y trouve explicitement énoncée la notion de position. Voici le début de son poème, écrit en strophes de deux vers.
Ayant rendu hommage à Brahma, à la Terre, à la Lune, à Mercure, à Vénus, au Soleil, à Mars, à Jupiter, à Saturne et aux constellations, Aryabhata en la Cité des Fleurs (Pataliputra), expose comme suit les éléments de la science très vénérable.
Eka (unités), daçan (dizaines), çata (centaines), sahasra (milliers), ayuta (dix-milliers), niyuta (cent milliers), prayuta (millions), kôti (dix-millions), arbuda (cent millions), et varnda (milliards) sont, de place en place, décuples l'un de l'autre.Brahmagupta (598-668) est l'un des plus célèbres mathématiciens-astronomes indiens. Il reprend la nomenclature des puissances de , la pousse jusqu'à , et ne laisse lui non plus aucun doute sur la nouveauté de la notation.
Eka, daçann, çata, sahasra, ayuta, laxa, prayuta-kôti, arbuda, abja (ou padna), kharva, nikharva, nahapadma, çanku, jahadri, anlya, madhya, parardha, sont les places successives, croissant par multiplication de dix en dix, établies pour la pratique par les anciens.Son uvre principale, Brahmasphutasiddhanta (écrite en 628), contient deux chapitres de mathématiques. Pour la première fois les règles de calcul avec le zéro sont énoncées explicitement. Pour Brahmagupta, le zéro est défini comme la somme de deux quantités opposées : un bien et une dette. Les commerçants indiens ne tardent pas à diffuser la découverte, qui se répand rapidement vers le monde musulman alors en plein essor (l'Égire date de 622). Plus tard en Inde, Bhaskara II (1114-1185) donne les règles de multiplication et de division par zéro, et donc invente l'infini.
Cette quantité appelée «celle dont le diviseur est zéro», ni l'addition ni la soustraction d'aucune quantité finie ne peut la modifier, exactement comme nulle altération n'a lieu en Brahman immuable et infini quand en Lui la totalité des mondes est résorbée à la fin d'une création ni quand de Lui est soustraite la totalité des mondes au début d'une création nouvelle.Au nom de Bhaskara est souvent associé Acharya (le Professeur) ; appréciez sa façon de poser un exercice.
Dis-moi, chère et belle Lilavati, toi qui as des yeux comme ceux du faon, dis-moi quel est le résultat de la multiplication de 135 par 12.La première mention des chiffres indiens hors de l'Inde est due à Sévère Sebôkht, figure de proue de l'Église nestorienne en Syrie au VIIe siècle.
J'éviterai toute discussion sur la science des Indiens, [...] sur leurs découvertes subtiles en astronomie, découvertes qui sont plus ingénieuses que celles des Grecs et des Babyloniens, sur leurs méthodes de calcul de grande valeur qui dépassent la description. Je désire seulement dire que leurs calculs sont faits au moyen de neuf signes. Si ceux qui croient, parce qu'ils parlent Grec, qu'ils sont arrivés aux limites de la science, lisaient les textes indiens, ils seraient convaincus bien qu'un peu tard, que d'autres savent des choses de valeur.Ces «méthodes de calcul de grande valeur» convainquirent les savants musulmans, qui se mirent à les diffuser. Al-Khawarizmi écrit son livre «sur le calcul avec les nombres Hindous» en 825, puis al Kindi publie quatre tomes sur le même sujet en 830. Ces livres furent responsables de la diffusion du système de numération indien dans le monde islamique, puis finalement en occident. Le mot algorithme s'est d'abord écrit algorizme en l'honneur d'al-Khawarizmi puis a changé d'orthographe sous l'influence du grec. Son sens a beaucoup varié au cours des siècles. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert le définit joliment comme «l'Art de supputer avec justesse et facilité». Il a longtemps désigné le calcul par la numération de position, dont les partisans étaient nommés algoristes. La diffusion de la numération décimale en Europe a certainement démarré en Espagne, où marchands et savants musulmans, juifs et chrétiens ont eu de très nombreux contacts au cours des siècles. D'ailleurs la première trace écrite des chiffres arabes dans un texte en latin se trouve dans le «Codex Vigilianus» écrit dans un monastère aragonais en 976. On ignore si Gerbert d'Aurillac (938-1003) a eu connaissance de ce texte. Fils de serf auvergnat, il entre très jeune au monastère d'Aurillac et y commence ses études. Emmené à Barcelone par le comte Borel II en 963, il y découvre la numération de position. Devenu évêque, puis pape sous le nom de Sylvestre II, il use de son autorité pour la promouvoir auprès des savants occidentaux. Il invente en particulier un système d'abaque dans lequel il remplace les cailloux dans une colonne par un jeton portant l'un des chiffres arabes. Certains voient dans ce genre d'artifice une des origines possibles de la grande variété de forme qu'ont pu prendre les chiffres au cours du temps. Encore de nos jours, deux séries de chiffres cohabitent : ceux que vous connaissez, et les chiffres «arabes orientaux» utilisés dans de nombreux pays. Elles ont émergé petit à petit de quantités d'écritures différentes. Ce qui frappe pourtant dans les différentes formes qu'ont pu prendre les dix symboles c'est qu'elles se déduisent souvent les unes des autres par rotation. Dans leur forme actuelle, le et le sont des rotations de degrés des chiffres arabes orientaux correspondants. D'où sont venues ces rotations ? Deux explications sont avancées. L'une tient à la pratique d'écrire ces chiffres sur des jetons pour le calcul sur abaque, comme le préconisait Gerbert d'Aurillac : ces jetons étant ronds, on a pu facilement oublier la position exacte dans laquelle il convenait de les placer. L'autre explication tient à l'habitude des copistes d'écrire horizontalement sur des rouleaux de payrus qui pouvaient ensuite être lus verticalement. Nous vous laissons choisir... Même après Gerbert, la numération de position mit encore très longtemps à s'imposer en Europe. Quand Fibonacci écrit son «Liber Abaci» en 1202, il fait encore figure de précurseur. Il est probablement responsable de l'équivalent latin «zephirum» du mot arabe Sifr signifiant «vide», qui a donné chiffre, et zéro (mais pas zéphir, qui vient du Grec). La controverse entre abacistes et algoristes bat son plein pendant la Renaissance (figure 1). Elle mettra très longtemps à s'éteindre : en France sous Louis XIV, on enseignait encore l'usage du boulier plutôt que le calcul sur papier. La victoire des algoristes ne sera totale qu'au XVIIIe siècle.
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