L'opinion publique a toujours été mal renseignée sur Jacquard et sa mécanique. Beaucoup trop vanté par les biographes, les romanciers et les poètes, qui en ont fait un génie incompris, martyr de ses découvertes, et ils se sont même cru obligés de flétrir l'ingratitude de ses concitoyens qui l'ont, disent-ils méconnu. Il a été également trop rabaissé par ses détracteurs, qui n'ont vu en lui qu'un plagiaire inintelligent, n'ayant concouru en rien à la production de cette mécanique dont la simplicité actuelle a fait la fortune.Dès le IXesiècle, les frères Banu Musa, inventeurs ingénieux de quantité de dispositifs, avaient conçu un orgue mécanique fonctionnant sur le principe du rouleau à picots, encore utilisé dans les boîtes à musique de nos jours. Il est quelque peu anachronique d'y voir l'ancêtre de la puce électronique, et pourtant c'était bien déjà un stockage d'information binaire. Selon l'encyclopédie de Diderot et d'Alembert, un tissu est «fait de fils entrelacés sur le métier avec la navette, dont les uns étendus en longueur s'appellent la chaîne, et les autres en-travers sont nommés la trame de l'ouvrage.» Les fils de trame passent sur ou sous chaque fil de chaîne ; c'est en choisissant judicieusement ces alternances de passage que l'on peut tisser toutes sortes de motifs. Dessus ou dessous : voilà bien encore un choix binaire ! Pendant longtemps, la tâche de tirer certains des fils de chaînes au passage de la navette était confiée à un «tireur de lacs». Pour faciliter le travail du tireur de lacs, un ouvrier, au nom remarquablement adapté pour un lyonnais, eut un jour une idée de génie.
La première machine qui vint modifier l'emploi de la grande et petite tire, due à l'ouvrier Dangon et en usage depuis 1606, fut celle de Bazile Bouchon qui, en 1725, eut l'idée de substituer à la complication inextricable des nuds et des cordes, des aiguilles portant des crochets, repoussées ou maintenues dans leur position au moyen de trous percés sur un papier sans fin.
Cette idée fut une heureuse découverte, car c'est elle qui fut le germe du système Jacquard, et qui en est la principale économie. Elle fut bientôt modifiée par Falcon vers l'année 1734 ; il substitua au papier des bandes de carton rectangulaires percées de trous, et enlacées comme nous les voyons aujourd'hui pour les dessins de Jacquard.
[...]
Vers 1750, l'illustre Vaucanson s'occupait de mécanique appliquée au tissage.
[...] Pour supprimer le tireur de lacs, Vaucanson se rapprocha du métier primitif des Chinois, en supprimant cordes de rames, simples et cassins ; puis, plaçant sur le métier, sens dessous-dessous, la mécanique de Falcon, il remplaça le tireur par une mécanique de son invention ; mais il eut le tort d'abandonner la série ou chaîne de bandes de carton percées de trous, ou plutôt d'en revêtir un cylindre en bois également percé de trous.Malgré les efforts de Vaucanson, sa machine ne fut jamais utilisée, et partit après son décès accumuler la poussière pendant quelques années au tout nouveau Musée des Arts et Métiers. Jacquart l'y redécouvrit en 1804, et...
Ce fut alors que Jacquard eut l'heureuse inspiration d'appliquer les cartons enlacés du métier de Falcon à la machine de Vaucanson.Il fallut encore plusieurs années et le concours de maints ouvriers et ingénieurs pour rendre la «machine de Jacquard» fonctionnelle. Mais seul le nom de Jacquard resta : sans doute était-il plus efficace en relations publiques qu'en mécanique.
Jacquard avait peu de portée dans l'esprit ; il était, quoi qu'on ait pu dire, artiste et chercheur, il en avait les qualités et les défauts, intelligent et adroit, mais vaniteux, et, faut-il le dire ? un peu paresseux. D'un caractère bon et obligeant, il n'avait d'autre tort que de se faire valoir à tout propos. Sa gloire l'avait aveuglé ; elle en aurait ébloui bien d'autres.Mais au fait, qu'est-ce qui avait amené l'«illustre Vaucanson» à travailler pour l'industrie du tissage ? Né à Grenoble d'une famille de gantiers, Jacques Vaucanson (1709-1782) eut très tôt le goût de la mécanique. Il est cité en exemple par son contemporain Helvétius au chapitre «Des hasards auxquels nous devons souvent les hommes illustres».
Sa dévote mère avait un directeur : il habitait une cellule à laquelle la salle de l'horloge servait d'antichambre. La mère rendait de fréquentes visites à ce directeur. Son fils l'accompagnait jusque dans l'antichambre. C'est là que, seul et désuvré, il pleurait d'ennui, tandis que sa mère pleurait de repentir.
Cependant, comme on pleure et qu'on s'ennuie toujours le moins qu'on peut ; comme dans l'état de désuvrement il n'est point de sensations indiférentes, le jeune Vaucanson, bientôt frappé du mouvement toujours égal d'un balancier, veut en connaître la cause. Sa curiosité s'éveille. Pour la satisfaire il s'approche des planches où l'horloge est renfermée. Il voit à travers les fentes l'engrènement des roues, découvre une partie des mécanismes, devine le reste, projette une pareille machine, l'exécute avec un couteau et du bois, et parvient enfin à faire une horloge plus ou moins parfaite. Encouragé par ce premier succès, son goût pour la mécanique se décide, ses talents se développent, et le même génie qui lui avait fait exécuter une horloge en bois lui laisse entrevoir, dans la perspective, la possibilité du flûteur automate.En effet, en 1738 Vaucanson avait publié un mémoire, dont le titre dit toute sa fierté d'inventeur :
Mécanisme du flûteur automate, présenté à Messieurs de l'Académie Royale des Sciences par M. Vaucanson, auteur de cette machine. Avec la description d'un canard artificiel, mangeant, buvant, digérant et se vidant, épluchant ses ailes et ses plumes, imitant en diverses manières un canard vivant, inventé par le même. Et aussi celle d'une autre figure, également merveilleuse, jouant du tambourin et de la flûte, suivant la relation qu'il en a donnée depuis son mémoire écrit....«imitant en diverses manières un canard vivant» ? Dans son mémoire, Vaucanson donne quelques détails supplémentaires.
Un canard dans lequel je représente le mécanisme des viscères destinés aux fonctions du boire, du manger, et de la digestion ; le jeu de toutes les parties nécessaires à ces actions y est exactement imité : il allonge son cou pour aller prendre du grain dans la main, il l'avale, le digère, et le rend par les voies ordinaires tout digéré ; tous les gestes d'un canard qui avale avec précipitation, et qui redouble de vitesse dans le mouvement de son gosier, pour faire passer son manger jusque dans l'estomac, y sont copiés d'après nature : l'aliment y est digéré comme dans les vrais animaux, par dissolution, et non par trituration, comme le prétendent plusieurs physiciens ; mais c'est ce que je me réserve à traiter et à faire voir dans l'occasion. La matière digérée dans l'estomac est conduite par des tuyaux, comme l'animal par ses boyaux, jusqu'à l'anus, où il y a un sphincter qui en permet la sortie.Un tel exploit ne tarda pas à établir la réputation de Vaucanson, et le roi de Prusse Frédéric II essaya même de l'attirer. Mais il déclina l'offre, et fut nommé en 1741 inspecteur des manufactures de soie. On lui doit diverses simplifications mécaniques du travail de la soie, par ailleurs diversement appréciées des principaux intéressés : son passage à Lyon en 1744 aurait contribué à déclencher des émeutes ouvrières durement réprimées3. Les deux couplets suivants d'une chanson de l'époque montrent assez clairement que la sophistication digestive du canard de Vaucanson n'échappait pas à la verve de ses contemporains. N'étant pas versé dans le patois lyonnais du XVIIIe, nous nous garderons de proposer une traduction des menaces regrettablement explicites pesant sur l'intégrité physique dudit.
Un certain Vocanson
Grand garçon
Un certain Vocanson
A reçu una patta
De los maîtres marchands :
Gara, gara la gratta
S'y tombe entre nos mans Y fait chia los canards
Loû canards
Y fait chia los canards
Et la marionetta
Lo plaisant Joquinet
Si sort ses braïes-netta
Qu'on me le cope net