S'il y a bien un fil directeur dans l'uvre foisonnante de
Leibniz (1646-1716), c'est son souci constant d'améliorer l'«art
d'inventer». Pour lui, il convient avant tout de désencombrer
l'esprit du savant de tout ce qui peut être automatisé.
D'où en particulier les recherches que Leibniz mènera
toute sa vie sur les calculateurs mécaniques. En outre,
Leibniz était parfaitement conscient de l'importance d'un
choix judicieux de notations, permettant d'automatiser les calculs
avec des symboles. Il appelle cela l'«art caractéristique»,
(du choix des caractères), lui-même soumis à l'art combinatoire
(de combiner ces caractères)1.
Ce thème était déjà présent dès sa thèse,
écrite en 1666 à l'âge de 20 ans : il y inventait
un «alphabet de la pensée humaine». Ce souci d'automatiser
les procédures par un choix de notations judicieux l'a conduit
pour le calcul différentiel, à définir celles
que vous utilisez encore.
Le même souci préside encore à ses travaux
sur la résolution de systèmes linéaires, et la détermination
de solutions communes aux équations algébriques. C'est ainsi qu'il est
amené au fil des années à développer les déterminants.
Il n'est pas l'auteur de la théorie complète, mais
plutôt d'un ensemble de règles empiriques non démontrées,
qui préfigurent néanmoins les propriétés que
vous avez apprises dans ce chapitre. D'ailleurs il n'existe pas
de traité publié par Leibniz sur les déterminants.
Seulement un corpus de manuscrits et de
lettres en latin, adressées à quelques uns de ses
1100 correspondants recensés. Pourquoi un tel intérêt
pour les systèmes linéaires ? Leibniz pensait que n'importe quelle
résolution d'équation (algébrique, différentielle ou autre) pouvait
se ramener à la résolution d'un système linéaire. Au vu des
méthodes numériques développées depuis deux siècles, c'était
singulièrement prémonitoire !
Dans le cadre de son «art caractéristique», Leibniz inventa
plus cinquante manières d'utiliser des nombres fictifs ; deux
seulement furent publiées. Voici une de ses façons d'écrire
une équation linéaire quelconque :
Comprenez :
, ou bien
: que préférez-vous ?
Paradoxalement, ces multiples choix de notations
pour les systèmes linéaires, le fait de ne pas distinguer premier
et second membre, semblent l'avoir handicapé plutôt qu'aidé
dans ses lents tâtonnements vers la définition du
déterminant. Ayant perçu assez tôt que les
quantités qui apparaissaient dans les solutions de systèmes
linéaires étaient des sommes de produits de coefficients,
il a mis très longtemps à dégager la règle de l'alternance
de signe. Il entrevoit cette règle dès 1678.
Ainsi nous avons une règle de laquelle la valeur d'une inconnue
linéaire peut être écrite sans aucun calcul.
C'était trop optimiste. Son heuristique ne se généralise
pas encore. Prudent, il écrit :
Ce théorème méritait d'être démontré exactement,
ce qui se ferait par cette subtile analyse-là qui prescrit
les lois au calcul même sans calcul.
Voici la règle des signes en 1683.
Soit un terme quelconque positif ou négatif : les termes
qui se distinguent de ce terme par un nombre pair de
coefficients sont affectés du signe opposé. Ceux qui se distinguent par
un nombre impair de coefficients sont affectés du même signe.
Encore une autre, la même année :
Les membres qui n'ont qu'un seul coefficient commun
ou un nombre impair de tels coefficients ont des signes
opposés. Ceux qui ont deux ou un nombre pair de
coefficients communs ont le même signe.
Ce n'est toujours pas ça : Leibniz essaie de deviner le résultat
en décortiquant les systèmes et qu'il résoud,
mais la généralisation n'est pas évidente.
Petit à petit, il parvient à dégager la notion de permutation
des indices.
Les permutations des indices droits ont le même signe
si elles résultent l'une de l'autre par un changement
cyclique. Les autres permutations ont un signe opposé.
Enfin en 1684, il tient son succès.
Dans cette tentative, j'ai résolu le problème tandis
qu'auparavant j'avais toujours essuyé un échec.
Voici un exemple insigne de l'art combinatoire.
La règle qu'il énonce alors est bien la bonne :
Deux termes qui se distinguent l'un de l'autre seulement par un nombre impair
de transpositions des indices gauches ou droits ont des signes opposés.
Ceux qui se distinguent l'un de l'autre par un nombre pair
ont le même signe.
S'il a fallu autant de temps à Leibniz pour comprendre comment développer
un déterminant, peut-être n'est-ce pas si évident ?
© UJF Grenoble, 2011
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