Chasles contre Libri

À l'article «Inde» de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, publiée entre 1751 et 1772, on lit :
L'Arithmétique n'y étoit pas moins perfectionnée ; les chiffres dont nous nous servons, & que les Arabes ont apportés en Europe du tems de Charlemagne, nous viennent de l'Inde.
Il n'y avait donc pas de doute sur l'origine de la numération. Et pourtant il ne fut pas facile pour les savants occidentaux, pétris d'humanisme et de belles lettres, formés aux mathématiques par Euclide, d'admettre qu'une invention aussi fondamentale que la numération de position ne venait pas des Grecs, mais des Indiens et des Arabes. L'un des débats les plus virulents oppose à partir de 1836, Michel Chasles (1793-1880) à Guillaume Libri (1803-1869).

Le second, aristocrate italien d'origine, est un personnage peu ordinaire. Son nom complet est «Guglielmo Bruto Icilio Timoleone Libri Carruci dalla Sommaja». Nommé à 20 ans professeur de physique mathématique à Pise, il part dès l'année suivante pour une année sabbatique en France, où ses origines et ses connaissances lui permettent de se lier avec les plus grands scientifiques de l'époque. De retour en Italie, ses idées libérales et son activisme politique le compromettent vite, et il doit s'exiler. Revenu en France, sa réputation scientifique grandit. Il est naturalisé français en 1833 et est élu la même année à l'Académie des Sciences. Il obtient une chaire de professeur à la Sorbonne puis au Collège de France, et reçoit la Légion d'Honneur. Il est même nommé Inspecteur Général des Bibliothèques en 1841. Les doutes des bibliothécaires sur les coïncidences entre ses visites et des disparitions de manuscrits, conduisent à sa mise en accusation. Il est expulsé de l'Académie en 1847 par un billet laconique.

Monsieur, vous ignorez sans doute la découverte qui a été faite du rapport judiciaire concernant votre inspection dans les bibliothèques publiques. Croyez-moi, épargnez à la Société Nouvelle des réactions qui lui répugnent ; ne venez plus à l'Institut.
Il a la sagesse de suivre le conseil, et quitte Paris pour l'Angleterre avant d'être condamné par contumace à 10 ans de réclusion par la cour d'assise du département de la Seine en 1850. On trouve dans le jugement des détails impressionnants sur la masse de livres et de manuscrits que Libri avait accumulés : 17 caisses saisies chez lui, sans compter tous ceux qu'il avait réussi à expédier à l'étranger, en tout une collection estimée à 30 000 documents. On y trouve aussi quelques détails savoureux.
Le jeune Abry aurait déclaré à deux témoins qu'il avait travaillé chez Libri ; que pendant quinze jours ou trois semaines il avait été employé à gratter et à faire disparaître des cachets et timbres sur les livres ; que Libri avait voulu se mêler de ce travail mais qu'il avait dû l'abandonner parce qu'il s'en acquittait mal et qu'il faisait des trous dans le papier.
Libri se défend vigoureusement depuis Londres dans un long plaidoyer, intitulé «Lettre à M. De Falloux, Ministre de l'Instruction Publique et des cultes contenant le récit d'une odieuse persécution et le jugement porté sur cette persécution par les hommes les plus compétents et les plus considérables de l'Europe.» Elle commence ainsi.
On ne me taxera pas l'impatience. IL Y A AUJOURD'HUI UN AN, que le Moniteur Universel, obéissant aux ordres de mes ennemis personnels, me calomniait officiellement au nom du Gouvernement provisoire de la République française ! Cette publication a rencontré le blâme général : ce Rapport, à l'aide duquel on avait espéré me perdre, est devenu la risée de l'Europe, et pourtant je n'ai encore vu mettre un terme à aucune des mesures exceptionnelles qui ont été prises contre moi. Tous mes biens saisis et mal protégés ; ma bibliothèque, mes travaux scientifiques, ma correspondance la plus intime, tous mes papiers, livrés sans inventaire, sans aucune forme protectrice à mes ennemis devenus maîtres absolus chez moi [...]
Rien n'y fera : malgré le soutien de quelques amis, dont Prosper Mérimée qui ira même en prison pour une défense un peu trop vigoureuse, son procès ne sera pas révisé et il ne reviendra jamais en France. Il réussira tout de même à revendre une partie de sa collection en Angleterre à des acheteurs de bonne foi, que les bibliothèques devront plus tard dédommager pour récupérer leur bien. On découvre encore de temps en temps, éparpillés ici ou là, des manuscrits de la «collection Libri» d'une importance cruciale pour l'histoire des mathématiques : une lettre de Descartes, un mémoire d'Abel, les manuscrits de Sophie Germain... 

Mais Libri (un nom prédestiné pour un bibliophile aussi acharné) n'est pas connu que pour sa condamnation. Il est l'auteur de plusieurs mémoires de mathématiques, et surtout d'une monumentale «Histoire des Sciences Mathématiques en Italie depuis la renaissance des lettres jusqu'à la fin du dix-septième siècle», en quatre tomes. Dans un style très vivant, il y laisse libre cours aux trois passions de sa vie : son combat pour la nation italienne, son goût pour les livres et manuscrits anciens, et les sciences.

[...] à la fin du seizième siècle, lorsque le peuple italien ne savait même plus murmurer, Galilée a rendu à sa patrie une gloire qu'elle ne semblait pas pouvoir espérer. Ces exemples devraient de nos jours servir de guide en Italie aux esprits élevés et imposer silence à ces hommes qui attribuent toujours au peuple la cause de leur petitesse, et qui voudraient trouver dans les circonstances politiques une excuse à leur nullité.
Dans le premier tome, il défend vigoureusement l'origine indienne de la numération de position, et règle au passage quelques comptes.
L'Histoire de l'astronomie ancienne de Delambre (Tom. I, p.400-556) contient un exposé assez détaillé des méthodes astronomiques des Hindous. Cependant, il faut avouer que Delambre, plus occupé à combattre Bailly qu'à suivre la marche des sciences, a toujours montré une trop grande prévention contre les travaux des Orientaux. Quoiqu'il eût connaissance des Mémoires de la société asiatique de Calcutta, ainsi que du Liliwati et du Bija Ganita, où se trouvent exposées tant de belles recherches mathématiques, il ne craignit pas d'écrire le passage suivant : «Après ce que nous avons annoncé des Chinois et des Indiens, il serait fort inutile d'exposer ici des travaux grossiers ou tardifs de ces deux peuples, qui sont toujours restés étrangers aux progrès de la science. Nous renverrons aux deux chapitres que nous avons consacrés à leur histoire. Qu'il nous suffise de rappeler qu'on ne leur connaît aucun instrument, aucune science géométrique, aucune méthode qui n'ait été tirée directement ou indirectement des écrits des Grecs.»
Dans le tome 2, paru en 1840, Libri s'étend longuement sur sa controverse avec Chasles à propos de l'origine de la numération de position, même si au détour d'une page, il reconnaît :
Au reste, M. Chasles et moi nous nous trouvons d'accord sur beaucoup d'autres points. Je suis heureux de voir qu'il a adopté mes idées sur la prétendue géométrie de position des Arabes et sur le peu de cas que l'on doit faire de l'inexactitude de Delambre.
Qu'avait donc affirmé Chasles qui prête autant à controverse ? Il avait publié en 1836 à Bruxelles un mémoire «sur le passage du premier livre de la géométrie de Boèce relatif à un nouveau système de numération»
De ce qui précède nous croyons pouvoir conclure que le système de numération exposé par Boèce est le système décimal, dans lequel les neuf chiffres, dont il se sert prenaient des valeurs de position, croissant en progression décuple de droite à gauche.
Boèce (480-524) est bien l'auteur d'une «Institution Arithmétique» dans laquelle il traduit en Latin et commente les \oeuvres de Nicomaque de Gérase, il a peut-être écrit un traité de géométrie commentant l'\oeuvre d'Euclide, mais celui-ci n'a jamais été retrouvé. La «Géométrie»que Chasles lui attribue est un faux. Le bibliophile averti qu'est Libri n'a aucune peine à tailler en pièces le mémoire de Chasles. La controverse a eu au moins deux suites heureuses : l'étude des sources mathématiques arabes en a été ravivée, et Chasles, après la condamnation de Libri a finalement obtenu comme il le souhaitait depuis si longtemps son siège à l'Académie. Mais le manuscrit de Boèce n'était qu'un galop d'essai : trente ans plus tard, Chasles réalisera son coup de maître en achetant à un certain Vrain-Lucas des milliers de faux grossiers dont il tirera encore quelques communications retentissantes à l'Académie des Sciences.

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